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Cependant, si nous nous élevons ainsi au-dessus du point de vue de l’histoire naturelle ou de l’anthropologie, nous ne sommes pas encore tout à fait dégagés des régions basses de l’utilitarisme, et il semble bien que la nécessité de la défense sociale soit et demeure toujours l’unique fondement du droit de punir. Qu’il soit en effet l’œuvre de la nature ou de la société, et que les facteurs du crime soient physiques ou sociaux, c’est toujours comme dangereux ou comme nuisible que l’on frappe le criminel, ce n’est pas encore comme coupable ou comme responsable. M. Tarde l’a bien vu ; et comme d’ailleurs il ne se cache pas d’être résolument déterministe, c’est ici qu’il n’a pas laissé d’être un moment embarrassé. Comment, en effet, d’une part, si nous ne sommes pas les causes de nos résolutions et les maîtres de nos actes, pourrait-on nous les imputer à blâme ? et, d’un autre côté, si les facteurs du crime ne sont pas en notre puissance, qu’importe qu’ils soient physiques ou sociaux ? Pour être aussi vieille que l’hypothèse elle-même du libre arbitre, l’objection n’en est pas moins forte, et je ne trouve pas qu’on y réponde en faisant observer que « les Puritains et les Jansénistes, c’est-à-dire les âmes les plus subjuguées par le sentiment du devoir, ont nié cependant le libre arbitre. » Ils l’ont nié théologiquement, si je puis ainsi dire, ou théoriquement, mais ils ont agi pratiquement comme s’ils ne le niaient pas.

J’ai peine, d’ailleurs, pour le dire en passant, à concevoir la valeur et l’autorité des argumens sur lesquels je vois qu’on se décide en faveur du déterminisme contre la liberté. Que les phénomènes du monde physique s’enchaînent sous une loi d’inéluctable nécessité, c’est en effet une question toujours pendante entre les philosophes. Mais quand on la déciderait dans le sens du déterminisme, où est la preuve que les lois du monde moral sont de la même nature que les lois du monde physique ? Et plutôt, n’avons-nous pas un commencement de preuve du contraire, si comme le dit M. Tarde lui-même, tandis que le propre des phénomènes du monde physique est « de se répéter, » tandis qu’ils sont aujourd’hui ce qu’ils étaient hier, et le seront probablement demain, au contraire, ceux du monde moral s’offrent à nous comme une « répétition variée, » ou comme une sorte de « variation qui se répète, » de telle sorte qu’en tout cas « l’élément variation soit inhérent au cours des choses ? » Comme l’on dit d’ailleurs que dans la nature le besoin crée l’organe, tout de même, à mesure que dans le cours du temps l’humanité s’est elle-même distinguée ou différenciée de la nature, et qu’elle s’est « posée » en s’y « opposant, » pourquoi la liberté ne serait-elle pas née en nous du besoin que nous en avons ? Et puisqu’enfin la moralité fait une partie de la définition de l’homme, si la moralité non-seulement ne se peut concevoir que sous la condition de la liberté, mais encore la fonde, comme dit Kant, et nous en garantit l’existence, quelle utilité de s’embarrasser d’autre