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du danger… Le mysticisme de mon jeune seigneur, écrit-il encore, est gros de quelque sottise. A lui tâter le pouls, je crois qu’il accouchera bientôt. En attendant, nous sommes en grande ferveur avec un dominicain qui, à défaut de patrie, nous montre le ciel entre-bâillé. Cette perspective adoucit toutes nos misères terrestres et nous permet d’attendre, avec le paradis au bout, un congrès dont on parle pour l’année prochaine. Puisse jusque-là la dévotion de mon prince ne s’être pas cassé le nez ! » Don Sylvain, que vous êtes indiscret ! Don Sylvain, il vous en cuira ! « Sans faire semblant de rien, je suivais ses petits manèges. C’est ainsi que je voyais son gros livre de messe servir de boîte aux lettres. Chaque matin, en entrant au Duomo, son valet de pied y puisait quelque galant message qu’il portait à son adresse pendant l’office et qu’il remplaçait à Vite, missa est, par une réponse non moins galante. C’étaient tantôt la comtesse A.., tantôt mesdemoiselles Stroff, et si je nomme celles-ci, c’est qu’un jour, pour se sauver de je ne sais quel mauvais pas où il se trouvait engagé avec elles, monseigneur donna mon nom au lieu du sien, ce qui n’eut pas l’heur de me plaire. » Cette fois, don Sylvain est sur le point de se fâcher ; mais quoiqu’il ne s’en vante pas, il est né philosophe : la Savoie est peut-être le pays du monde qui produit le plus de philosophes sans le savoir.

Ce prince qui rusait avec les femmes, avec ses amis, avec Dieu même et à qui son livre de messe servait de boîte aux lettres, prouva qu’on peut être à la fois le moins sur et le moins politique des hommes ; ses habiletés ne lui profitaient guère. Il appartenait cependant à une famille royale où la politique semble avoir été héréditaire comme le courage. Mais s’il ressemblait à l’un des siens, ce fut à ce Victor-Amédée qui, tour à tour ennemi de la France et de l’Autriche, vécut dans les incertitudes et las de lui-même, abdiquait à l’âge de soixante-quatre ans. Le fond de la politique est l’art des combinaisons ; Charles-Albert était aussi incapable de combiner un plan de conduite que de concerter un plan de campagne. Esprit court autant que faible, il ne sut jamais rien prévoir ni rien préparer : « En voilà assez pour aujourd’hui, » disait-il souvent. On l’avait surnommé le roi Tentenna, le roi tâtonneur ; une chanson en huit couplets le représentait aux prises avec deux conseillers, dont l’un Biagio disait toujours noir et l’autre, Martino, toujours blanc : Tentenna n’avait pas fini d’approuver Martino qu’il donnait raison à Biagio. « Le roi Charles-Albert, écrivait Metternich, a une fois de plus tourné le dos à ses amis de la veille. Il n’oublie jamais qu’il a deux épaules, mais il a tort de croire que Dieu les lui a données pour mettre sur l’une le pour et sur l’autre le contre. »

Le premier degré de la sagesse est de savoir se conduire soi-même, le second est d’écouter les bons avis. Cet infortuné souverain n’avait ni l’une ni l’autre de ces sagesses. Les conseils d’hommes blanchis