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amour pour les formes vigoureuses se manifeste plus audacieusement, avec une sorte de brutalité réaliste qui, cette fois, compromet son sentiment du rythme sculptural. Ces lutteurs, nus, sont très modernes ; ce sont des lutteurs de barrière, puissamment musclés, aux membres noueux, de courte encolure et de têtes bestiales. Dans un brusque effort, l’un des combattans, saisissant son adversaire par les deux poignets, l’a fait pirouetter et tomber sur la tête, en sorte que les jambes de celui-ci s’agitent, toutes droites, en l’air : enchevêtrement bizarre qui ne peut durer, dans la réalité, qu’une seconde, le temps à peine d’être saisi par la photographie instantanée. C’est donc une attitude qui répugne à la sculpture, comme tout effet trop rapide pour que la pensée et l’œil n’en demandent pas la transformation immédiate. Supposez, dans un cadre, une peinture représentant un personnage qui tombe de la colonne Vendôme et demandez-vous s’il vous serait agréable de supporter longtemps ce spectacle. La sensation est trop passagère pour qu’elle puisse prêter à un développement artistique. Il y a toujours, même dans la convention pittoresque ou sculpturale, un degré de vraisemblance qu’il est nécessaire de conserver ; dans la sculpture surtout, pour goûter à loisir la puissance ou la beauté des formes en mouvemens, l’œil exige d’abord une vraisemblance de durée dans ce mouvement. C’est ce qui rend si intéressant le groupe antique des Lutteurs au musée de Florence ; dans l’enlacement violent de ces deux adversaires cramponnés tous deux fortement au sol, on sent à la fois que l’effort dure depuis quelque temps déjà et que cet effort peut continuer encore sans que l’équilibre des figures soit instantanément et forcément bouleversé. On a donc le temps de suivre la tension de leurs muscles, la durée de leur effort, l’expression de leur acharnement. Devant le groupe de M. Charpentier, l’œil reste inquiet et surpris, plutôt que satisfait. La disposition des membres, au premier abord, d’ailleurs, n’est pas claire et c’est un grave défaut. La conception, en réalité, n’est pas heureuse, mais l’exécution a des qualités de force et d’ampleur qui, dirigées avec plus de goût, nous promettent un vaillant sculpteur.

M. Gauquié, moins habile peut-être, possède un fonds de tempérament presque semblable ; sa lutte entre Bacchante et Satyre est menée avec une vigueur remarquable. M. Gauquié, né près de Lille, a-t-il du sang flamand dans les veines ? On pense à Rubens et à Jordaëns en regardant son groupe. La bacchante est une gaillarde de leur entourage, charnue et dodue, qui peut lutter à armes égales avec le satyre velu, tombé à ses pieds, qui s’efforce de la saisir par la taille et qu’elle éborgne en lui égratignant le visage de ses