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rejeter en arrière. La caresse impérieuse et tendre par laquelle la ravisseuse retient et affole l’enfant, l’enlaçant par la taille du bras gauche, lui serrant la main de son autre main, l’enivrant du sourire étrange de ses lèvres, du regard noyé de ses yeux demi-clos, du contact de sa chair et du frisson de sa chevelure, est exprimée de main de maître. La sensation d’entraînement rapide et irrésistible est à la fois donnée par le mouvement en avant du torse aux seins aigus, par le déroulement, en longs replis, de la croupe en queue de poisson, par le battement des grandes ailes qui soulèvent l’enchanteresse amphibie, poisson par le bas, oiseau par le haut, femme et amoureuse partout. Dans l’exécution des deux figures, toutes deux jeunes et saines, l’une plus robuste et ardente, l’autre plus frêle et plus nerveuse, toutes deux modelées avec aisance et souplesse, aucune trace d’hésitation ni d’effort ; tout le travail a un bel entrain de jeunesse, dans son habileté soutenue et presque excessive, qui réjouit vraiment les yeux. Il faut croire que la villa Médicis, dont on médit tant en ce moment, n’est pas un séjour si fâcheux pour les artistes, puisque M. Puech, qui en arrive, peut nous donner au débarquer un tel ouvrage, tandis que ceux qui l’y ont précédé, MM. Falguière, Chapu, Marqueste, continuent à se comporter de la façon qu’on sait.

Ces œuvres remarquables ne sont point les seules qu’ait inspirées à nos sculpteurs leur admiration raisonnée de la statuaire antique, cette admiration nécessaire et féconde qui maintient chez eux la tradition des fortes études, de la conception approfondie, du travail désintéressé. On aura beau dire, on aura beau faire, la sculpture, non plus que la peinture, ne saurait vivre uniquement par la copie, plus ou moins exacte, de fragmens plus ou moins étendus de la réalité. Si les arts, comme les sciences, procèdent de l’observation, ils diffèrent sensiblement des sciences, en ce qu’ils prennent l’observation non comme but, mais comme moyen. La nature n’est pour eux qu’un répertoire de formes ou de couleurs que l’imagination des artistes combine à son gré pour s’adresser à l’imagination des autres hommes, par un langage visible qui suit ses lois spéciales et possède des ressources spéciales pour enchanter les yeux et pénétrer les âmes. La qualité la plus mystérieuse à la fois et la plus délicieuse du langage sculptural, n’est-ce pas cette combinaison juste et expressive des masses et des contours, des vides et des pleins, des cavités et des saillies, qui constitue, pour un œil délicat, un rythme aussi précis, une harmonie aussi profonde, que les rythmes les mieux cadencés et les plus riches harmonies du langage musical ? Et, cette qualité, n’est-il pas vrai que les Grecs l’ont possédée à un degré incomparable, avec une telle supériorité