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blessés. Elle s’assit dans la cour, sur une charrue abandonnée, et leva les yeux vers les étoiles. Un sentiment étrange de douceur, de bonté, d’amour des êtres, de tendresse profonde, s’empara subitement de son âme. Elle eut comme le pressentiment de quelque chose d’inattendu, d’un événement important, qui allait lui causer une grande joie ou une grande douleur.

Soudain, un dragon, dont la tête était entourée d’un linge ensanglanté, s’approcha et lui dit, à voix basse :

— Petite mère, là-dedans mon lieutenant est étendu, blessé. De grâce, sauve-le !

— Où ? demanda Véra, en se levant d’un bond.

— Là, dans cette petite maison.

Elle s’élança et se trouva tout à coup en face de Kroubine.

— Où allez-vous donc ? demanda-t-il.

— Là, dans cette chaumière.

— Pourquoi faire ? dit Kroubine, il n’y a dans cette cabane que des morts ou de pauvres diables qui n’en valent pas mieux.

Véra fronça les sourcils et passa devant Kroubine avec un haussement d’épaules indigné.

Elle pénétra dans la maison et aperçut, couchés sur de la paille, dans une vaste pièce basse, une douzaine de soldats. Personne ne bougeait. On n’entendait pas une plainte, pas même un soupir. Le silence et la solennité de la mort semblaient régner seuls dans cette maison. Elle hésita un instant, puis elle prit une petite lampe dont elle éclaira successivement le visage de tous les hommes qui ne paraissaient plus que des cadavres.

Vis-à-vis de la porte était étendu un jeune officier, qui semblait presque un enfant. Son beau visage exprimait une innocence touchante. Lui, paraissait avoir fini de rêver son rêve de la vie, de l’amour, de la patrie et de la gloire. Véra se pencha sur lui, le considéra quelques instans, et se sentit troublée. Pourquoi était-elle donc si profondément émue à l’aspect de ce jeune homme ? La vue de cet enfant près de mourir la faisait-elle penser à sa mère, et en même temps à la guerre cruelle, qui exige de si nobles sacrifices ?

Pendant que Véra songeait, courbée, le regard fixé sur l’officier, celui-ci ouvrit tout à coup les yeux, deux grands yeux bleus, qui avaient quelque chose de surnaturel et se mit à la regarder avec une sorte d’extase :

— Qui es-tu ? demanda-t-il d’une voix faible.

— Je suis infirmière.

— Comment t’appelles-tu ?

— Véra.