Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 100.djvu/130

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Un art déjà si remarquable ne pouvait s’être créé de toutes pièces. Dès le IIe siècle de notre ère, au dire des légendes, mais en tout cas dès avant le Ve, des artistes coréens s’étaient établis au Japon et y avaient introduit la connaissance de l’ancien art chinois. Sous leur direction, de nombreuses écoles s’étaient formées : l’architecture, la ciselure des métaux, la sculpture sur bois, la broderie avaient pris un développement rapide et n’avaient pas tardé à surpasser en variété et en élégance les modèles chinois dont elles s’inspiraient. C’est de Chine aussi, et par l’intermédiaire des Coréens, qu’était venue la peinture ; mais elle aussi paraît s’être vite acclimatée ; et les vieux historiens célèbrent les tableaux de l’apôtre du bouddhisme, Kobo-Daïshi, comme des œuvres déjà tout à fait affranchies de l’imitation des Chinois. Au IXe siècle, les temples et les palais du Japon contenaient une foule de peintures renommées, indigènes et chinoises : et l’on rapporte que le jeune Kanaoka passa de longues années à les étudier. Il s’attacha de préférence aux ouvrages du fameux Wu-tao-tze, peintre chinois du siècle précédent, le plus libre et le plus puissant des peintres de son pays. Il apprit de lui à composer pour un effet d’ensemble toutes les parties d’un tableau, à animer les figures sacrées d’expressions appropriées à leur caractère, à concilier les exigences de la vérité artistique avec celles de la foi religieuse : la comparaison de son Dzijo avec un grand Nirvana de Wu-tao-tze, conservé aujourd’hui dans un temple de Kioto, permet d’apprécier l’incontestable supériorité du peintre japonais sur le peintre chinois[1]. Mais Wu-tao-tze n’a pas fait seulement des tableaux religieux : les albums japonais nous ont transmis les copies de ses portraits, de ses figures d’animaux, de ses paysages, toutes œuvres où il paraît avoir mis autant de hardiesse et de vigueur réaliste qu’il a mis de noble réserve et d’expression idéale dans les personnages de son Nirvanâ. Comme lui, Kanaoka a peint de nombreux sujets profanes : il a fait les portraits des grands sages et des grands poètes, son talent de paysagiste est resté légendaire, et c’est lui qui a dessiné dans un temple de Ninnaï des chevaux d’une vie si intense qu’ils s’échappaient de leur cadre aux heures de la nuit, et ravageaient d’un galop furieux les campagnes voisines. Rien de tous ces ouvrages, malheureusement, ne nous a été conservé : l’ennemi séculaire des temples japonais, le feu, a réduit à fort peu de choses l’héritage du grand Kanaoka.

Nous ne connaissons guère mieux l’œuvre de ses successeurs

  1. Le tableau de Kanaoka est reproduit dans l’Art japonais de M. Gonae et celui de Wu-tao-tze dans l’ouvrage de M. Anderson.