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villes et par les campagnes. Il reste toujours un enfant. Il s’amuse de tout, il évite de rien approfondir ; il se plaît aux farces innocentes, aux trompe-l’œil cocasses, aux tours de force et de malice. Lui qui, lorsqu’il travaille sérieusement, est tout au respect de son art, il aime à étonner par sa seule habileté les étrangers qui viennent l’admirer. Après les avoir salués, il s’assied devant son papier, reste deux minutes à songer, puis pique légèrement, comme au hasard, quatre ou cinq petits points ; d’un pinceau trempé dans l’encre de Chine, il barbouille ensuite le centre du papier, et d’un autre pinceau plus fin, il marque deux ou trois traits ; il pique de nouveau quelques points, relève le tout de deux touches de couleur : en dix minutes il a dessiné et peint sur le papier un coq et une poule, picorant sous un arbre. Et il se retourne vers ses visiteurs, la face éclairée d’un bon rire.

Ainsi s’écoule cette calme existence, tous les jours égayée de quelque distraction nouvelle. Plus tranquille et plus remplie que celle des peintres européens, elle est aussi plus longue : presque tous les peintres japonais sont morts très vieux, bien au-delà de soixante ans. Peut-être doivent-ils ce bonheur à la sobriété de leur régime, uniquement composé de poissons et de légumes : mais peut-être aussi ont-ils été recommandés au dieu de la longévité, Djion Rodjin, par celui de ses frères qu’ils ont toujours peint le plus volontiers, ce digne vieillard chauve et pansu, le dieu au sac Hoteï, patron des enfans !


III

En 1882, un amateur japonais avait apporté à Paris, et exposé à la rue de Sèze, un kakémono du plus ancien des peintres de son pays, Kosé ne Kanaoka. Cette vénérable peinture datait de la seconde moitié du IXe siècle. Elle représentait Dzijo, le dieu de la bienfaisance, assis, ayant à ses pieds une fleur de lotus. Le digne homme qui l’avait amenée de Yédo espérait la faire admettre au Louvre : et bien qu’elle eût risqué de se trouver peu à l’aise dans notre musée, nous regrettons aujourd’hui de ne l’y pas voir. C’était une œuvre d’un art manifestement primitif, avec une raideur d’attitudes et une gaucherie de dessin qui rappelaient beaucoup les vieilles détrempes byzantines ; mais s’il avait l’inexpérience technique des maîtres primitifs, Kanaoka avait aussi leur vif sentiment de l’expression religieuse. La vigoureuse harmonie des tons, la noblesse des formes, la pureté sereine des traits du visage, tout concourait à la grandeur de l’ensemble dans cette immobile figure aux yeux à demi fermés.