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l’éducation ; chez les Japonais, c’est le plus inné de tous les sentimens. » N’ayant pas une claire conscience de leur personnalité, ils ne savent pas se distinguer du monde environnant : ils s’y perdent délicieusement, charmés par les moindres détails qui frappent leurs yeux. La vue du monde les plonge et les maintient dans une sorte d’ivresse permanente. Tous les ans, la floraison des arbres fruitiers est célébrée par une fête nationale : les vieillards, les enfans, les jeunes gens, les femmes, tous s’en vont dans la campagne admirer le glorieux miracle de la nature. Avec quelle surprise ravie le bon paysan des albums d’Hokousaï s’arrête, se pâme de plaisir en présence d’un lever de soleil, d’une envolée d’oiseaux, ou d’une prairie en fleurs !

Un sentiment analogue d’oubli de soi-même devant la nature se retrouve dans l’âme non moins enfantine du paysan russe, telle que nous l’ont révélée les voyageurs et les romanciers. Il y a en vérité entre le caractère slave et le caractère japonais une ressemblance singulière : non-seulement tous deux sont faits de contrastes, mais encore ce sont les mêmes défauts et les mêmes qualités qui se mélangent en tous deux, pour les rendre à la fois attirans et mystérieux, naïfs et peu sûrs. Peut-être M. Gonse a-t-il raison de voir quelque chose de plus qu’une coïncidence toute fortuite d’aspect physique entre les moujiks russes et ces Aïnos, qui se vantent d’avoir été les premiers habitans du Japon.

Mais, soit que le caractère japonais primitif ait été altéré sous l’influence d’une race nouvelle arrivant du midi, ou simplement que les circonstances et le milieu aient développé dans des directions opposées les mêmes qualités natives, il est certain que l’amour de la nature se manifeste de deux façons très différentes chez le paysan russe et chez l’homme du peuple japonais. L’un et l’autre sont pour ainsi dire hallucinés par le monde qui les entoure, entretenus dans un état permanent d’exaltation intérieure qui les empêche d’arriver à la nette conscience de leur personnalité. Mais le paysan russe n’a autour de lui que la vaste plaine couverte de neige, et au-dessus de lui qu’un ciel gris et sombre. Ses yeux ne s’exercent pas à percevoir les détails plastiques, dans cette nature dont il sent si profondément l’immensité ; et c’est au dedans de lui qu’elle agit, pour faire couler dans son cœur un flot monotone de rêveries et de vagues chansons. Pour le Japonais, au contraire, la nature est un décor merveilleux qui sans cesse varie, apportant sans cesse de nouvelles délices. Autour de lui toutes les couleurs sont brillantes et fraîches, toutes les formes se meuvent. Peu à peu, son âme d’enfant se concentre tout entière dans ses yeux. Les moindres détails du spectacle des choses l’intéressent, le