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journaliers salariés, fort coûteux, qui, dans ce pays de démocratie excessive, traitent d’égal à égal avec le maître et lui dictent souvent la loi, toujours prêts à le quitter, certains de trouver sans peine de nouveaux contrats de louage, eu égard au manque de bras dans les campagnes. En ce qui concerne la pratique agricole, pas ou très peu de fumures confiées au sol surmené par le même genre de culture, jusqu’à épuisement des sucs nourriciers, qu’un assolement intelligent aurait pu revivifier. Que de fois même le fumier naturel reste-t-il improductif dans l’étable ou dans l’écurie ! Lorsque la couche s’en est amoncelée trop haut, le cultivateur se contente de démonter l’étable ou l’écurie pour aller la reconstruire sur un terrain voisin.

Aussi quelle différence d’aspect entre la terre américaine, malgré la puissance de son sol vierge, et le terroir canadien qui la limite ! De Détroit à Toronto, cité renommée pour ses jardins, sur les bords enchantés des lacs Erié et Ontario ; de Niagara à Montréal, le long des rives du Saint-Laurent, les cultures exubérantes se succèdent sans interruption : pas un pouce de terrain perdu ; c’est la vieille agriculture française qui s’affirme encore avec toutes ses traditions, tandis que sur le versant américain le voyageur rencontre mille solitudes, terrains vagues, mal défrichés par le fer ou le feu, où les souches et les troncs enfumés des anciens géans des forêts disputent l’humus à la moisson qui s’étiole. Il faut ajouter que le fermier américain a été encore gâté par l’excès de machines aratoires perfectionnées, dont la mécanique remplace trop souvent l’initiative et le travail manuel du cultivateur. La terre est comme les individus, elle a besoin de traitemens variés, en rapport avec les diversités locales, pour son épanouissement complet ou pour ne point dépérir.

Faute d’observer ces principes élémentaires, la moins-value du sol américain s’est rapidement accentuée. Ainsi, à vingt milles de Washington et en dépit du voisinage de la capitale fédérale, l’acre de bonne terre est tombé au prix de 15 dollars, tandis qu’au Canada, on ne peut se procurer une étendue de même contenance et de même qualité que moyennant 90 à 100 dollars. C’est dans le New-Jersey que l’acre atteint son maximum de prix : la moyenne en est de 65 dollars. C’est au Texas et en Géorgie que la terre s’abaisse au minimum : la moyenne en a fléchi au-dessous de 5 dollars.

Nous en avons dit assez pour établir qu’en 1890, le fermier américain, jadis si florissant, est et se sent atteint dans ses moyens d’existence ; que ses plaintes et doléances, quelles que soient les origines et les causes du mal qui le dévore, sont bien réelles.