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tout le long des campemens. A Chamberlain, toute la soirée et toute la nuit ce fut un hourvari et un tapage infernal. Les chevaux et les voitures s’apprêtaient et se rangeaient, prêts à partir sans une minute de retard. On tirait le canon, on tirait des coups de fusil : on lançait des fusées et des pétards ; les cloches sonnaient ; les gens criaient ou chantaient en chœur : les intrépides dansaient, et au milieu de cette confusion couraient les agens, les habiles, les gens pratiques qui se glissent partout, formant des groupes, concertant les intérêts, établissant des solidarités et préparant le terrain, avant de l’avoir même atteint.

Au moment même où la masse s’ébranlait et où les colonnes d’invasion se mettaient en marche, il y avait déjà, non-seulement des maisons montées sur des solives et sur des roues, mais des villages sur le papier et des municipalités organisées, toutes prêtes à fonctionner au temps d’arrêt, avec leurs maires et leurs conseils municipaux.

Tout cela cependant se passa sans désordre et sans accidens. En un instant, la rivière, transformée par la gelée en une route unie comme un miroir, fourmillait de voitures, de cavaliers et de piétons, marchant en masses solides ou en caravanes. L’un des premiers groupes formait un cortège qu’on aurait cru composé à loisir pour une fête publique. Plusieurs voitures ornées de banderoles et de branches d’arbres cristallisées sous la neige portaient des personnages importans, ceux qui avaient mené à bonne fin la concession de la réserve, et dans un des véhicules était installé un corps de musique exécutant des gigues et des airs nationaux.

Quand vint la tombée de la nuit, ajouterons-nous, l’avalanche humaine s’était enfoncée dans les replis lointains de la prairie. L’immense bivouac de la veille était redevenu désert : l’obscurité était encore piquée de points rougeâtres, dernières étincelles des feux s’éteignant. A travers ce grand silence, on ne pouvait qu’éprouver pitié et mélancolie, en songeant aux tribus indiennes et à leurs vaillans chefs, si poétiquement chantés par Cooper, et refoulés sans merci de leurs dernières réserves par le flot montant de cette invasion continue qui, depuis 1820, s’est élevée à 15 millions d’immigrans étrangers, dont 6 millions d’Anglais, 3 millions 1/2 d’Irlandais, A millions 1/2 d’Allemands, 800,000 Suédois et Norvégiens, 350,000 Français et le reste Italiens ou Espagnols.

Parmi les envahisseurs de la réserve des Sioux, combien n’y avait-il pas de déserteurs de la terre, accourus des anciens états qu’ils avaient abandonnés après y avoir échoué, pour courir à la recherche d’un nouvel Eldorado !

En janvier et février 1890, le nombre des immigrans débarqués s’est élevé à 28,271 contre 23,588, durant les mêmes mois de 1889.