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fût-ce sous un des costumes et dans les décors de Sapho. Les directeurs de l’Opéra ne se sont souvenus que de Lucie. Ils nous ont fait là une piètre aumône, et les gagnans d’un gros lot ont coutume de se montrer plus généreux.

Non pas que l’œuvre de Donizetti soit bonne à jeter tout entière là ou Alceste voulait mettre le sonnet d’Oronte. Il reste de Lucie au moins deux pages sublimes : le sextuor et surtout l’admirable scène finale. Quand on les a écrites, on a touché le fond du cœur humain ; on a compris et rendu le comble de la tendresse et de la douleur, on a eu du génie, et sous les décombres le trésor enseveli se conservera. A côté de ces fragmens précieux, on noterait encore au hasard des détails délicats, quelques touches d’un sentiment exquis : les premières mesures du premier air de Lucie, le début de son air de folie, sa phrase : Pleurant son absence, dans le duo avec son frère. Mais l’ensemble de la partition ne saurait plus s’entendre sans un mortel ennui. Le temps, qui consacre et condamne, a fait sa double besogne, et l’œuvre principale a été l’œuvre de destruction. L’indifférence de la musique à l’action, à la parole, la faiblesse et souvent la fausseté de l’expression, voilà ce qui gâte les trois quarts de Lucie, comme les neuf dixièmes des Puritains, Somnambule, Linda et autres productions. N’allons pas au moins, comme on le fait parfois, imputer à la mélodie en général la caducité de certaines mélodies particulières ; elles n’ont péri que par leur propre faute et leur misère à elles. La preuve en est que les autres, les survivantes, ne sont pas moins qu’elles des mélodies, mais belles, mais éloquentes. La différence est dans la qualité et non dans la nature de l’inspiration.

A une certaine époque, des maîtres d’un génie facile et superficiel ont malheureusement rencontré des interprètes avant tout virtuoses. Les deux écoles de composition et de chant se sont mutuellement égarées. Les Bellini, les Donizetti, sans parler de Rossini, du Rossini seulement italien, ont trouvé des complices de leurs faiblesses. Mais depuis lors, l’Allemagne et la France ont fini par retenir l’Italie sur cette pente. Elle-même d’ailleurs a paru la remonter dans ces dernières années à la voix d’un de ses enfans, d’un maître qui en se corrigeant tentait de corriger son pays, qui le premier a jeté le cri d’alarme et de salut : Torniamo all’antico ! L’Italie, pour se réformer, n’avait en effet qu’à se convertir à elle-même, à reprendre les traditions de son passé, à chercher auprès de ses grands artistes d’autrefois, les Cavalli, les Cesti, les Carissimi, les principes éternels de beauté et de vérité que de temps en temps on s’imagine découvrir et qu’on ne fait jamais que retrouver.

Lucie manque trop souvent à ces principes. Il y a longtemps qu’on