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Huygens, Coster, Reael, Van Baerle, entretenaient avec elles un commerce de lettres dans lequel les allusions mythologiques et les flatteuses allégories n’étaient pas épargnées. Vondel avait surnommé Anna la Sapho hollandaise, et d’autres poètes la chantaient comme la Nymphe d’Amsterdam. Elle peignait agréablement, et, dans une lettre adressée à Rubens en 1621, elle lui parle d’une copie qu’elle fait de son Assomption. Le grand maître, d’ailleurs, lui avait dédié, l’année d’avant, « comme un rare exemple de chasteté, » la gravure de Vorsterman, d’après son tableau de Suzanne et les vieillards[1].

Catholique comme les filles de Roemer Visscher, Anna-Maria von Schurman avait reçu aussi comme elles une éducation très soignée, et elle devait avoir une célébrité égale. Issue d’une famille noble originaire d’Anvers, elle était connaisseuse en fait d’art, peignait et gravait un peu, et l’on conserve encore aujourd’hui à l’hôtel de ville de Franeker des ouvrages de broderie très finement exécutés par elle. Mais elle se distinguait surtout par son instruction et le sérieux de son esprit. Ses goûts la portaient vers les études théologiques. « L’objet de mon amour est sur la croix, » disait-elle avec saint Ignace, et, quoique très courtisée, elle avait voulu rester fille. En passant à Utrecht, en 1640, Descartes la trouva lisant la Bible en hébreu, et, dans une lettre écrite au père Mersenne, il se plaint un peu de son pédantisme. « Ce Voëtius a gâté aussi la demoiselle de Schurman ; car, au lieu qu’elle avait l’esprit excellent pour la poésie, la peinture et autres telles gentillesses, il y a déjà cinq ou six ans qu’il la possède si entièrement, qu’elle ne s’occupe plus qu’aux controverses de la théologie, ce qui lui fait perdre la conversation de tous les honnêtes gens. » (Leyde, 11 novembre 1640.) Avec le temps, ce beau zèle et ces austères dispositions ne firent que s’accroître, et les prétentions de la dame s’étaient, paraît-il, montées d’autant ; car, dans une excursion qu’il fit en Hollande en 1663, un autre Français, grand voyageur de son état, M. de Monconys, se trouvant à Utrecht, essaya d’y voir Mlle de Schurman, attiré qu’il était par sa réputation ; mais la servante de celle-ci lui dit qu’elle ne pouvait le recevoir, « étant empêchée a une assemblée de ministres. » Sur quoi l’hôte de M. de Monconys lui assura « qu’elle ne voulait permettre qu’on la vit, à moins que ce ne fût des Saumaise ou des personnes de telle réputation. »

Comme on peut le croire, ce n’étaient là que des exceptions. En dehors de ces personnes très en vue dans le monde des lettres, la

  1. Rédigée en latin, la dédicace, très pompeuse, vante a cette jeune fille accomplie, astre glorieux de la Batavie, excellant en beaucoup d’arts et cultivant la poésie avec une perfection qui dépasse celle de son siècle. »