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et qui possédait à ce moment presque la moitié de la marine marchande de tout l’univers. De Java, de Bornéo, du Brésil, ses navires revenaient chargés de café, d’épices, de bois rares, d’animaux, de plantes et d’une foule d’objets précieux qui rendaient l’Europe sa tributaire. Avec le commerce se développaient aussi les moyens de transaction et les banques destinées à faciliter le mouvement des fonds. L’argent affluait de toutes parts à Amsterdam ; sa Bourse était le siège des opérations financières les plus lucratives, et le cours de l’argent y était réglé pour le monde entier. En même temps, l’utilité d’informations précises sur la politique, sur la production des divers pays, sur la valeur variable des marchandises et sur toutes les particularités dont la communication peut intéresser le public, donnait naissance au journalisme, et la Gazette de Hollande, avec le crédit dont elle jouissait en Europe, inaugurait la puissance de la presse.

Amsterdam restait le centre d’un mouvement et d’une expansion de vie dont l’histoire a rarement offert le spectacle. L’activité qui y régnait frappait tous les étrangers, et nous avons sur ce point le témoignage de Descartes, bien placé pour l’observer. On sait que, venu une première fois en Hollande en 1617, le philosophe y avait ensuite séjourné sans interruption pendant dix ans. Installé d’abord à Amsterdam, de 1629 jusqu’au milieu de 1632, il était heureux des facilités de travail qu’il y rencontrait, vivant dans un isolement complet et pouvant à sa guise suivre ses idées ou se livrer à ses recherches scientifiques. Pendant un hiver entier, il y étudie l’anatomie et se fait apporter par son boucher les portions de bêtes qu’il voulait « anatomiser plus à loisir. » D’autres fois, il est en relations avec les fabricans de verres à lunettes, pour se rendre compte des conditions de la vision et des lois de l’optique. Il trouve autour de lui des savans qui s’intéressent aux problèmes les plus variés de l’acoustique, ou bien il envoie en France des graines de plantes exotiques cultivées dans les jardins botaniques des universités voisines.

C’était là, pour ce curieux et ce solitaire, un lieu de recueillement privilégié. Parmi cette population affairée, il goûtait le charme de sa retraite. Dans une lettre écrite à Balzac et datée d’Amsterdam le 15 mai 1631, il exprime l’émerveillement que lui cause ce spectacle : « En cette grande ville où je suis, n’y ayant aucun homme, excepté moi, qui n’exerce la marchandise, chacun est tellement attentif à son profit que j’y pourrais demeurer toute ma vie sans être jamais vu de personne. « Il ne saurait trop vanter les avantages et les ressources de ce séjour, et dans la satisfaction qu’il éprouve à y vivre, il ajoute : « S’il y a du plaisir à voir croître les fruits de nos vergers, pensez-vous qu’il n’y en ait pas bien