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d’en venir aux mains, et le ministère français ne pourrait-il pas, par exemple, recommander à ses généraux de s’abstenir de tout acte d’agression[1].

C’était une demande assez étrange et qui revenait à accorder à Charles-Emmanuel, en fait, une partie des avantages que l’armistice lui aurait assurés. D’Argenson, cependant, redoutant avant tout de laisser échapper le succès qu’il croyait tenir, ne pensa pas devoir fermer l’oreille à cette ouverture ; mais, se doutant bien que son frère ferait autant d’objection à la demi-mesure qu’à la concession complète, il hésita à lui en faire l’aveu. Il était en relations personnelles avec le maréchal de Maillebois, dont le fils avait épousé sa fille. Il se décida à lui faire tenir sous main, à l’insu du ministre de la guerre, le billet ci-joint, qu’il faut citer textuellement pour bien faire comprendre les conséquences fâcheuses qui devaient en sortir : « Une négociation est fort avancée avec Turin, mais le plus difficile est à Madrid. Nous le prenons sur un ton qui pourra être efficace ; c’est le plus grand secret du monde, tout est ici entre le roi et moi. On l’a voulu ainsi ; en attendant, le roi de Sardaigne voulait que l’armée de France le ménageât. Je n’ai aucun ordre à vous donner sur cela. Pour les Allemands, ils ne sont point à ménager, bien au contraire. Ce serait à mon frère à vous envoyer ses ordres ; mais il ne sait rien encore, non plus que monsieur votre fils. J’espère que bientôt j’aurai la bouche ouverte avec eux. En attendant, ils travaillent ferme à la prochaine campagne, dont j’espère que toute l’opération consistera à se porter promptement au Tyrol et au Trentin, comme en 1735, pour interrompre l’Italie d’avec l’Allemagne. — P. -S. Si, dans ces circonstances, on entreprenait quelque chose contre Lichtenstein (le commandant de l’armée autrichienne à Novare), il pourrait arriver que le roi de Sardaigne laissât faire, mais il nous soupçonnerait de mauvaise foi et de vouloir abuser de la conjoncture délicate et secrète où nous sommes. Ainsi c’est aujourd’hui la simple défensive et la tranquillité jusqu’à ce que le traité soit signé[2]. »

  1. Champeaux à d’Argenson, 17 janvier 1746 (Correspondance de Turin. — Ministère des affaires étrangères.)
  2. Note autographe de d’Argenson, 19 janvier 1746. (Correspondance de Turin. — Ministère des affaires étrangères.) — Cette note est insérée par d’Argenson dans la partie de ses mémoires qui contient le récit de toute sa négociation avec le Piémont (t. IV, p. 302), mais avec de notables différences et de graves omissions. J’ai souligné les passages qui ne se trouvent pas reproduits dans le journal. La raison de la plus importante de ces suppressions est facile a comprendre. D’Argenson écrivant à Maillebois, à l’insu de son frère, devait lui expliquer pourquoi une aussi grave recommandation ne lui était pas transmise par ta voie officielle du ministère de la guerre ; c’est ce qui le décidait à affirmer (contrairement à ta vérité) que le ministre de la guerre ignorait l’existence infinie de la négociation. Mais dans son Journal, il se fait honneur, su contraire, d’avoir forcé le roi à mettre le ministre de la guerre au courant. Il fallait donc faire disparaître cette contradiction. Da reste, dans tout le récit de d’Argenson, la suite des faits est confusément établie et difficile à accorder avec les dates des correspondances.