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souveraineté de la Péninsule entière que l’heure a paru venue de mettre la main. Ce qui était trop à une époque a semblé trop peu à la suivante, et à chaque fois la fortune, secondant l’habileté du politique, a justifié sa prudence ou récompensé son audace.

Le temps pressait cependant, et le délai fatal allait expirer ; le pire eût été de retourner à Paris les mains vides. Aussi dans la nuit du 25 au 26 décembre, on finit par se mettre d’accord : Champeaux remettant en poche tous les papiers qu’il avait apportés et abandonnant toute la partie théorique et grandiose des idées qu’il était chargé de défendre : le roi de Sardaigne, en échange, consentant à quelques cessions territoriales auxquelles il s’était d’abord refusé, entre autres à l’annexion de la ville d’Oneglia à la république de Gênes. Séance tenante, les chevaux étant déjà mis au carrosse qui devait emmener l’envoyé français, un acte fut signé dont la forme assez peu régulière se ressentait de la précipitation et du trouble de ses rédacteurs. Ce n’était ni une convention proprement dite, ni même un préliminaire de paix, mais un simple mémorandum signé de Gorzegue et contresigné par Champeaux.

Avec quelque hâte cependant qu’il fût procédé à la signature de ce singulier document, Gorzegue trouva encore moyen d’y faire insérer dans les dernières lignes et comme en post-scriptum un engagement auquel Champeaux fut bien obligé de consentir, quoique rien dans ses instructions ne paraisse lui en avoir donné l’autorisation expresse. Il dut promettre que, comme le but du traité était, non de jouir de la paix, mais de continuer la guerre, la France et l’Espagne fourniraient des subsides égaux à ceux que Charles-Emmanuel avait, jusque-là, reçus de l’Angleterre[1].

Par une singulière coïncidence, ce même jour, 26 décembre, était signée à Dresde la paix de Frédéric et de Marie-Thérèse qui allait permettre à l’Autriche d’envoyer en Italie toute la masse de ses troupes, délivrées de toute préoccupation en Allemagne. Il n’est pas sûr que si, comme de nos jours, le télégraphe eût fait connaître cette nouvelle à l’heure même, Charles-Emmanuel, informé du

  1. Rendu, p. 163. On voit qu’à partir de la signature de cet acte du 26 décembre, il ne fut plus question du plan d’indépendance et de confédération italienne. Les historiens de nos jours (Michelet et Henri Martin entre autres) sont donc absolument dans l’erreur quand ils attribuent l’abandon de ce projet généreux à l’opposition de l’Espagne et à la faiblesse de Louis XV pour son gendre et sa belle-fille. C’était la volonté du roi de Sardaigne qui réduisait toute la transaction à un vulgaire traité de partage territorial. Deux choses sont également dignes de remarque : c’est que dans la négociation qui eut lieu à Dresde entre le ministre de France et le représentant de Marie-Thérèse (et qui ne put aboutir), l’impératrice défendait avec persistance les intérêts du roi de Sardaigne, qui la sacrifiait sans ménagement au même moment, et l’envoyé de d’Argenson soutint avec obstination les droits de l’infant d’Espagne dont le même ministre faisait bon marché à Turin !