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avec une chance suffisante d’être, sinon accueillie tout de suite, au moins écoutée sans répugnance. C’était, je l’ai déjà dit, la tradition de la politique piémontaise (et ne survit-elle pas encore aujourd’hui avec quelques changemens de mots et de noms î) de tenir constamment la balance égale entre les maisons de Bourbon et d’Autriche, afin de pouvoir, à chaque moment, la faire incliner au gré de son intérêt, en faveur de l’une ou de l’autre des deux puissances rivales. Et pour conduire d’une main plus sûre ce jeu délicat d’équilibre, et ne jamais manquer l’occasion d’un changement de front opportun, la noble famille de Carignan avait soin d’avoir toujours, ou l’une de ses branches résidant auprès de chacune des deux cours, ou l’un de ses membres engagé au service de chacune des deux armées. C’étaient autant d’observateurs bien informés, prêts à devenir au premier jour des porteurs de paroles officieuses. C’est ainsi que, pendant toute la guerre de la succession d’Espagne, tandis que l’illustre prince Eugène (lui-même fils, comme on sait, d’une nièce de Mazarin) était à la fois le défenseur et le conseiller du saint-empire, à Versailles, la duchesse de Bourgogne, à Madrid, la reine, première femme de Philippe V, entretenaient avec Victor-Amédée, leur père, une correspondance dont la tendresse filiale ne faisait pas toujours tous les frais. Et depuis la mort de Louis XIV, pendant que le cabinet piémontais continuait à se livrer à ces alternatives d’hostilité et d’amitié pour la France, on n’avait pas cessé de voir à Paris un hôtel de Carignan, occupe avec éclat par un prince, proche héritier du trône. Le prince Thomas (c’était son nom), banni de sa patrie, parce qu’il y était criblé de dettes, était venu refaire sa fortune à Paris, en obtenant l’autorisation d’ouvrir et d’affermer une maison de jeu. Le prince venait de mourir ; mais la princesse sa femme, qui lui survivait, tenait de plus près encore que lui à la maison régnante, car elle était la fille légitimée de la belle Mme de Verue, noble demoiselle de la maison de Luynes, qui avait régné pendant de longues années sur le cœur de Victor-Amédée : elle se trouvait ainsi la propre sœur de Charles-Emmanuel et la propre tante de Louis XV. Avec les biens que son époux lui avait laissés, accrus par une large pension que son royal neveu lui assignait sur le trésor français, elle tenait un grand état de maison ; elle avait confié l’administration de ses revenus à un conseiller d’état du Piémont, le comte de Montgardin, qui habitait en cette qualité auprès d’elle. Personne ne doutait que cet intendant, de haute volée, ne fût un agent secret dont la correspondance avec Turin traitait de tout autre chose que des affaires privées de la princesse[1].

  1. Sur la situation du prince et de la princesse de Carignan à Paris, consulter Saint-Simon, t. X, ch. XV, et t. suiv, ch. Ier. — Luynes, t. III, p. 262. — Barbier, août 1741. — D’Argenson lui-même dit dans ses Mémoires, t. IV, p. 275 : « Le roi de Sardaigne connaît notre cour, il y a d’excellens espions, nous les souffrons à l’hôtel de Carignan ; ils sont très clairvoyans et l’instruisent de tout ce qui se passe ici. »