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sentiment pouvait exister. L’amitié régnait pourtant entre l’ambassadeur et le ministre, et, si on ne savait qu’elle fut plus tard cruellement trompée, on la croirait des deux parts également rive et sincère. Il n’est aucun de ses agens à qui d’Argenson parle plus à cœur ouvert qu’à Vauréal, et Vauréal répond avec la même liberté. Cet échange de lettres privées, insérées entre les dépêches officielles, en forme le commentaire souvent le plus amusant. Si même, après avoir eu le regret de constater les fautes trop réelles dues au tour chimérique de l’esprit de d’Argenson et à la candeur parfois naïve de son âme, on veut, pour être équitable, apprécier aussi ce que cet esprit avait parfois de charme et cette âme d’élévation, c’est dans la lecture de ses lettres à Vauréal qu’on peut se donner le plaisir de rendre cette justice. D’Argenson fait à son ambassadeur, qu’il croit son ami, la confidence (dont celui-ci n’est vraiment pas digne) de tous les dégoûts qu’il éprouve à la cour, sa nouvelle patrie, dit-il, si tant est qu’il y en ait une dans cet endroit-là. Il décrit en termes touchans la douleur que lui causent les prodigalités, les frivolités qui l’environnent, mises en contraste avec les maux de la guerre et l’accroissement constant de la misère publique ; et son désir de paix, qu’il laissait peut-être trop voir pour un diplomate, part d’un sentiment si sincère pour les maux des peuples qu’on ne peut se défendre d’en être ému. — « J’ai tant de pitié, dit-il, pour ce qu’il en coûte (de faire la guerre) que le moindre bout de chandelle me semble à ménager : j’ai vu en ce genre tant de belles choses depuis deux mois que je défierais des Pandours de n’en pas pleurer… Je sens que je deviens Fleury. Épargnons, économisons, faisons la paix, reposons-nous sur nos conquêtes. » — Puis quelle bonne grâce à convenir des petites faiblesses dont les malins s’amusaient à l’Œil-de-bœuf ! — « L’excellent tabac d’Espagne que vous m’avez envoyé, écrit-il, je l’ai donné à M. le Premier, qui m’a cédé en échange deux bons chevaux, bien doux, ne craignant pas le bruit. Vous savez que je ne monte pas trop bien à cheval (c’est à la veille de Fontenoy). » — Enfin quelle finesse d’observation dans une remarque comme celle-ci : « Continuez vos fatigues de corps et d’esprit. Les unes remédient aux autres. L’esprit distrait le corps : et l’esprit fatigué dans le repos du cabinet nous tue ordinairement[1]. »

Le point sur lequel le ministre était le plus disposé à s’entendre avec son représentant, c’était assurément la sévérité du jugement à porter au sujet de la cour et surtout de la reine d’Espagne ; seulement leur impression, pareille au fond, s’exprime sous une forme différente. Les mauvais procédés, les soupçons injurieux, la

  1. D’Argenson à Vauréal, 28 février, 21 mars, 25 avril 1745 et passim. (Correspondance d’Espagne. — Ministère des affaires étrangères.)