Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 96.djvu/706

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dans le roman naturaliste, ce sens du naturel et de la vérité qu’il exige avant tout ? ou encore, pour apprendre à rendre et à voir la nature, quelle école que l’art japonais, quoi qu’on en ait pu dire ! et, pour des Occidentaux, quelle éducation de l’œil et de la main ! Tiraillés qu’ils étaient entre des tendances contraires, les frères de Goncourt n’ont donc jamais su prendre leur parti d’en sacrifier une seule, et peut-être qu’ils ne l’eussent pas pu. Bien loin, en tout cas, de connaître leur intérêt, j’entends leur intérêt d’artistes, qui était de faire l’éducation de leur sensibilité, ils se sont donnés ou livrés à leurs sensations, dans la multiplicité fugitive desquelles ils ont fini par ne plus pouvoir se ressaisir ou se retrouver eux-mêmes. « Leur moi ne persiste pas dans leurs œuvres, » dit avec raison M. Spronck, a ni même dans leurs confidences ou dans leurs souvenirs. » Et comme la force leur manquait, ainsi qu’à tous les dilettantes, pour se déprendre de leur plaisir, ils n’ont pu qu’ébaucher, dans tous les genres, — au prix de quel labeur, leur Journal nous l’a dit ! — les chefs-d’œuvre qu’ils avaient rêvés. « Le développement exagéré de la sensibilité artistique les a menés tout droit à l’impuissance dans l’art. » Personne encore ne le leur avait dit aussi nettement que M. Maurice Spronck ; et je crains bien que son jugement sur eux ne ressemble déjà beaucoup à celui de la postérité.

C’est qu’aussi bien, s’il peut suffire de l’imagination ou de la sensibilité pour concevoir une œuvre d’art, c’est la volonté seule qui l’exécute. M. Leconte de Lisle en est un exemple. Il ne s’est pas donné son talent ; il a même failli, si nous en croyons ce que nous raconte M. Maurice Spronck, l’égarer un moment dans des voies qui n’étaient pas les siennes : « A côté du penseur nihiliste, il y a chez lui un autre penseur d’une intelligence très moyenne, celui-là, assez étroit dans ses utopies d’humanitairerie candide et de libéralisme intransigeant ; derrière le grand génie plastique se cache un versificateur larmoyant et poncif, une sorte de faiseur de romances prétentieuses et sentimentales. » Et effectivement ce « versificateur, » M. Spronck le retrouve dans quelques ballades, dans quelques chansons, dans quelques historiettes, moitié musulmanes, moitié chevaleresques, telles que la Fille de l’Émir ; et, cet « autre penseur, » il nous le montre dans le Catéchisme républicain et dans l’Histoire populaire de la Révolution. Nous avions oublié le second ; et, pour être franc, dans les Poèmes barbares, nous n’avions pas aperçu le premier. Il y est cependant, et, avertis par M. Spronck, nous en convenons maintenant. Mais pour qu’ils ne reparussent plus l’un et l’autre qu’à de lointains intervalles, ce fut assez que l’Inde antique se révélât au poète qui ne se connaissait pas encore, et dans ces thèmes légendaires, préhistoriques et métaphysiques, lorsque M. Leconte de Lisle eut trouvé la matière