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donnée, l’Alsacien est devenu un Français qui parle allemand. Mais cette méthode française, qui se confie dans l’action du temps et dans la force d’attraction, les nouveaux maîtres de l’Alsace n’ont eu garde de l’appliquer, et on a pu dire « qu’il en est de certains vainqueurs comme des parvenus de la finance, qu’il leur faut du pouvoir comptant et de l’obéissance immédiate, comme aux autres de l’amour tout fait. »

Ce que souffrent et endurent aujourd’hui les Alsaciens, nous le savons tous ; mais ce sont les Alsaciens eux-mêmes qui le disent le mieux, et personne ne s’en est si bien expliqué que l’auteur d’un petit livre intitulé la Question d’Alsace, et signé Jean Heimweh[1]. Ce petit livre, dont on ne saurait trop recommander la lecture, est destiné à nous faire comprendre pourquoi l’Alsace a tant de peine à accepter sa nouvelle condition. Si lourd que soit le joug étranger et quelques sombres chagrins que puisse éprouver un peuple dont on dispose sans le consulter, il se résigne plus facilement à son sort quand le conquérant lui apporte des idées politiques ou sociales qu’il peut croire supérieures aux siennes. L’apprenti écoute son maître, et il devient maître à son tour. Malheureusement, quoiqu’ils le traitent en écolier, l’Alsacien regarde ses nouveaux professeurs comme les représentans d’une politique surannée, auxquels il pourrait en remontrer. Ils lui enseignent le dogme du droit divin, qu’il a rejeté depuis longtemps, et ils lui prêchent le militarisme, qui répugne à ses mœurs, à son caractère, à ses habitudes, à ses goûts. Le militarisme ne consiste pas à entretenir une grande et puissante armée, dont la prospérité est un des premiers intérêts de l’état ; il consiste à introduire l’esprit et la discipline militaires dans les administrations civiles, et l’Alsacien croit rêver quand on lui apprend qu’à Berlin le plus grand honneur qu’on puisse faire à un ministre de la justice, âgé de cinquante-cinq ans, est de le promouvoir au grade de sous-lieutenant.

L’empereur d’Allemagne, comme le remarque M. Heimweh, est un tout autre personnage qu’un chef d’état français du XIXe siècle, fût-il un Bourbon ou un Napoléon. Dans le cri de guerre de sa nation, il est nommé après Dieu et passe avant la patrie. Il est par-dessus tout le chef de l’armée ; ministres et généraux tiennent de lui toute leur autorité et doivent service à sa personne. En même temps il est le père de ses peuples, un vrai père de famille, revêtu d’une majesté toute patriarcale. Il accepte des conseils, il ne souffre pas qu’on discute ses droits, et tour à tour c’est Jacob gouvernant ses tentes et ses troupeaux ou César commandant à ses légions. « Loin de moi, dit M. Heimweh, la pensée de dénigrer des souverains qui presque tous ont fait leur métier en conscience. Je voudrais seulement donner à entendre

  1. La Question d’Alsace, par Jean Heimweh. Paris, 1889 ; Hachette et Ce.