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dévorer qu’une victime qui, si elle n’est pas du même tempérament, est de la même école et qui se gardera d’en mourir. Il y a sans cela bien assez de morts au cours du roman : celle de Mrs Elsmere, qui n’existait apparemment que pour nous faire comprendre le caractère irlandais dont elle a passé quelques traits à son fils et pour nous donner l’impression qu’elle eût été la première convertie à son église ; celle de Charles Richard, l’ouvrier écrasé par un haquet fort à propos pour décider de la conversion de Catherine, un hors-d’œuvre en somme, ni plus ni moins que l’agonie ; si belle d’ailleurs, de Mary Backhouse ; la fin tourmentée du squire, bien rigoureusement puni d’avoir laissé loin derrière lui, dans ses explorations sur la mer sans fond de la pensée spéculative, le point précis où Mrs Ward prétend que l’on fasse halte… Il est de bonne foi autant qu’Elsmere lui-même : des travaux désintéressés ont rempli sa vie laborieuse ; ne suffirait-il pas que son orgueil fût châtié par la découverte, après ce grand passage, que l’âme est immortelle, comme l’espère et le désire l’ex-recteur de Murewell, récompensé, quant à lui, par la mort du juste, de ses aspirations assez vagues ? Voila une distribution quelque peu arbitraire, convenons-en.

Grey, lui aussi, s’en va paisible et consolé, bien que, jusqu’au dernier instant, il se défende de parler de la vie future, non pas qu’il la nie, mais parce qu’il semble que ce soit la volonté de Dieu que nous ne soyons ici-bas certains de rien que de Lui. Si jamais un homme fut gottbetrunken, selon l’énergique expression allemande, ce fut ce philosophe, et pourtant « il ne hasarde pas un mot au-delà de ce qu’il sait être la vérité, au-delà de ce que l’intelligence peut concevoir. » Cette réserve, toute scientifique, prévaudra tôt ou tard, Mrs Ward en est persuadée, contre les aberrations du sentiment. Il faudrait peut-être s’entendre sur ce mot de sentiment, toujours opposé sous sa plume à la raison. Oui, certes, la religion, telle que nous l’avons comprise et pratiquée jusqu’ici, n’est qu’un sentiment, mais un sentiment mêlé à la trame de notre vie et qui tient beaucoup plus au fond intime de l’être que toute affection et tout désir humain. On ne doit pas le confondre avec des émotions plus ou moins passagères, ce sentiment qui n’est autre que la conscience de ce que nous sommes tous les jours, de ce que nous ne pouvons nous empêcher d’être, sans cesse remués par des impressions particulières et mystérieuses qui ne dépendent pas de notre volonté, qui nous font sentir partout une puissance invisible dont nous dépendons. Le jour où le squire, si coutumier qu’il soit de la négation raisonnée, jette involontairement ce cri : « Mon Dieu ! » devant la vision terrible qui s’impose à ses