Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 96.djvu/678

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

chrétiennes spécifiques, ne me laissent point indifférent. Je n’ai pas déraciné les produits les plus sacrés de ma vie comme un enfant étourdi dévaste un jardin. Il y a de certaines choses qu’un homme doit faire parce qu’il le faut.

En somme, toute la colère du squire n’est que le chagrin très vif de perdre un tel élève, un tel compagnon, l’unique amitié qu’ait depuis longtemps ressentie cet homme étrange qui n’a voulu vivre qu’intellectuellement et chez qui les facultés aimantes prendront une tardive revanche, sans qu’il en convienne jamais. Son père s’est suicidé, il appartient à une race de maniaques, sa sœur est presque idiote ; chez lui cette absence d’équilibre s’est manifestée par le génie, phénomène qui n’est pas sans exemple. Malheureux au milieu d’une énorme opulence et de toute la célébrité que peut espérer un savant, il n’attache d’importance à sa grande Histoire du Témoignage que parce qu’elle l’a aidé à supporter la vie pendant un demi-siècle. Il en léguera le manuscrit à Elsmere pour qu’il la publie ou qu’il la brûle, à son gré ; une dernière fois ces deux amis qui se sont fait tant de mal l’un par son influence, l’autre par son abandon, se retrouveront à Murewell dans des circonstances tragiques, — longtemps après,.. le jour où le vieux squire, victime des fatalités héréditaires, finit comme un damné dans le plus terrible accès de démence furieuse.

Que devient Robert, cependant ? Un voyage en Suisse et en Italie avec sa femme lui a permis d’ignorer en partie le bruit soulevé par sa démission officielle ; certaines lettres, certains paragraphes rencontrés dans les journaux sont venus quand même ajouter à la souffrance de Catherine, mais elle n’en a rien montré. À cette époque de sa vie, cette fibre puritaine, indépendante, si forte chez elle dès la jeunesse et que son heureux mariage semblait avoir atténuée, reprend une nouvelle vigueur dans l’isolement spirituel où elle se trouve. Jamais elle n’a cru avec autant d’intensité que lorsque l’époux qui était devenu le guide de sa vie religieuse a renié les pratiques anciennes. Une sorte de terreur nerveuse tout instinctive la rend plus rigide que jamais par opposition.

Elle se rattache passionnément à la foi, elle veut la garder intacte pour son enfant, pour son mari, qui lui sera rendu si elle sait être patiente… Mais cette égide bénie, lui restera-t-elle ? Les qualités persuasives de Robert, qu’elle a si souvent vu agir sur d’autres, l’effraient ; comment résister à ce nouveau zèle dont il a l’âme remplie, comment, — sauf en dressant des remparts autour du trésor de ses croyances chrétiennes ? De sorte qu’avec une douce persistance, elle retire à Robert certaines parties de son âme, évitant tels sujets et tout ce qui peut y conduire, ignorant les livres qu’il lit, ne le questionnant plus sur ses travaux… toujours