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pardonne presque à cette ingrate l’exaltation de sa joie quand elle apprend les fiançailles de sa sœur et sa propre délivrance :

— Elle nous abandonne ! .. Enfin, nous sommes libres !

Rose usera de cette liberté enivrante pour aller à Londres, à Berlin, se perfectionner dans son art, et briser tous les cœurs par la même occasion.

Mrs Ward a imité George Eliot jusque dans son principal défaut, qui est de faire marcher deux actions côte à côte, d’entremêler plusieurs romans distincts, contrairement aux lois ordinaires de la composition. Du reste, on ne s’en plaint qu’à demi ; les amours du sceptique Langham et de la jolie musicienne nous distraient agréablement de la thèse de plus en plus envahissante à mesure que nous avançons. Cette thèse commence à percer avec l’apparition du squire, le grand propriétaire du pays, le maître de Murewell Hall, une merveille architecturale du temps des Tudors. Il vient jouer dans la seconde partie de Robert Elsmere un rôle de démon tentateur en offrant au jeune prêtre, non pas la pomme légendaire, mais la clef non moins dangereuse de sa bibliothèque. L’immense bibliothèque de Murewell Hall est célèbre dans toute l’Angleterre, et son excentrique possesseur, un savant doublé d’un ermite, mais d’un ermite singulièrement laïque, n’est que trop connu lui-même par deux livres qui ont porté un choc révolutionnaire au cœur même de la société anglaise. Les premiers rapports du nouveau recteur avec ce Roger Wendover seront donc assez difficiles. La terre, dans toute son étendue, appartient au squire ; ce n’est que par suite d’un accident d’héritage remontant à plusieurs générations qu’il n’est pas en même temps le patron du bénéfice ecclésiastique accordé à Robert. Or celui-ci, qui a embrassé ses nouveaux devoirs avec l’ardeur d’un apôtre moderne, armé, non seulement de charité, mais de science, est indigné de l’état misérable dans lequel un homme aussi riche et chargé de responsabilités aussi graves laisse vivre ses nombreux tenanciers. Cloîtré dans la science, absent le plus souvent, d’ailleurs, Roger Wendover confie à un intendant rapace l’administration de ses biens ; peu lui importe, pourvu que les fermages soient régulièrement payés, que ses paysans vivent dans des gîtes malsains où l’humidité fait mourir les enfans de la diphtérie, où les vieillards sont perclus de rhumatismes. Il y a un hameau en particulier qui, bâti sur des marais qu’il serait urgent de drainer, est devenu un lieu pestilentiel. Robert s’adresse en vain au gérant, qui lui répond que les propriétaires d’aujourd’hui n’ont pas le moyen d’être des philanthropes, et, quand il va jusqu’au squire lui-même, l’accueil dédaigneux qu’il reçoit semble mettre fin une fois