Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 96.djvu/617

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vaisseaux que j’ai vus arriver, de faire sentir l’s ; c’est la preuve que cette lettre est de trop.

Voilà, selon moi, dans quel sens on devrait surtout travailler à la simplification de notre orthographe, plutôt que de réviser les mots un à un pour leur retrancher quelque lettre. Je ne crois pas que cette révision du vocabulaire pourrait être conduite jusqu’au bout sans faire aucune concession à l’usage ou à la clarté, de sorte qu’on supprimerait d’anciennes inconséquences pour en créer de nouvelles. Je n’en citerai qu’un seul exemple, que j’emprunte aux lettres doubles. On pourrait, aux mots d’origine populaire, enlever les lettres doubles, ce qui mettrait l’écriture d’accord avec la prononciation : on écrirait donc home, honeur, anée, aporter, acorder, inocent. Mais il serait impossible de foire la même opération sur certains mots d’origine savante ; il faudrait, pour orthographier comme on prononce, écrire : appétence, acclamer, annuité, innovation. On aurait donc obtenu cet avantage de mettre l’écriture d’accord avec la langue parlée ; mais on serait encore loin de cette parfaite simplicité que rêvent quelques esprits rectilignes. Ajoutez cette circonstance que la prononciation n’est pas la même dans toutes les parties de la France, qu’elle n’est pas aujourd’hui, ce qu’elle était il y a cinquante ans, et que sans aucun doute elle est appelée à changer encore. Notre orthographe actuelle ne gêne point la parole, parce que personne ne lui demande une fidélité rigoureuse : avec une graphie nouvelle, qui prétendrait peindre le langage, on verrait aussitôt commencer les discussions. Au temps d’Etienne Pasquier, on reconnaissait à l’orthographe de quelle province chaque écrivain était originaire. Quand une nation est répandue depuis un millier d’années sur un grand territoire, c’est surtout la langue écrite qui fait son unité : n’y touchons donc pas à la légère.

J’ai laissé de côté à dessein des argumens d’une nature particulière, qui ont été donnés, non sans vivacité, en faveur de la conservation. Ces projets de réforme tombent dans une époque de raffinement où règnent simultanément les penchans les plus divers et où, à côté des plans utilitaires de simplification, on rencontre les besoins et les imaginations d’une culture de serre-chaude.

Nous sommes devenus capables de voir et de sentir quantité de choses dont nos aïeux étaient loin de se douter. Après tant de siècles de littérature, les mots existent pour les yeux presque plus encore que pour les oreilles. On s’est habitué à un certain groupement de lettres, lequel forme comme une manière d’hiéroglyphe qui représente directement l’idée. Plus ce groupement est singulier et rare, plus l’idée qu’il éveille semble avoir de distinction. En enlever ou y modifier quelque chose revient à diminuer ou à