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V

Revenons à ces amis de l’orthographe française qui, sans désirer pour elle une refonte totale, s’étonnent de ses fantaisies et lui voudraient un peu plus de conséquence et de logique. Voici d’abord ce qu’on peut dire, non pour légitimer, mais pour expliquer les contradictions dont ils sont offusqués.

Une langue n’est pas, comme on le suppose trop souvent, un système. Elle n’est pas davantage, comme on le répète trop de nos jours, un organisme. Elle est un ensemble de signes accumulés par les siècles et qui n’ont ni le même âge, ni la même provenance. Ces signes ont été emmagasinés à des époques éloignées les unes des autres par des hommes qui différaient entre eux de culture, d’idées et d’habitudes. Quoi d’étonnant qu’il y ait quelque bigarrure dans un assortiment ainsi créé par acquisitions successives et sans dessein préconçu ? Ce qui serait surprenant, ce serait l’uniformité. On parle aujourd’hui d’orthographe historique et l’on nous propose de prendre pour modèle celle du xii° siècle : mais il n’y a aucune raison pour que le haut moyen âge fasse la loi aux siècles qui ont suivi et qui mériteraient sans doute aussi d’être respectés en leur individualité. La langue est un bien héréditaire que chaque âge cultive, aménage, transforme selon ses besoins et ses moyens : nous appliquerons la vraie méthode historique en nous attachant au dernier état, pour en comprendre la formation et pour en tirer à notre tour le meilleur parti.

Si l’on examine l’œuvre de nos prédécesseurs immédiats, on y peut trouver sans doute des défectuosités : mais, en somme, on doit reconnaître qu’ils n’ont manqué ni de soin, ni de rectitude. Ils ont administré l’orthographe française en bons pères de famille, dans des vues d’utilité pratique. En fait de langage, il est une loi qui primo et domine toutes les autres : la nécessité d’être clair et le devoir d’être compris. Plutôt une inconséquence qu’une obscurité ! Telle est la règle qui, dans les cas douteux, paraît avoir guidé nos pères. Ils n’ont ni l’envie de faire vivre un passé mort, ni le désir de l’effacer à tout prix. Ils ont voulu façonner un instrument, et non produire un travail scientifique, ni mettre au jour une œuvre d’art.

Il est intéressant de consulter à ce sujet les cahiers que les membres de l’Académie française avaient couverts de leurs notes lors de la première édition du dictionnaire[1]. On y voit l’opinion

  1. Cahiers de remarques sur l’orthographe française pour être examinez par chacun de Messieurs de l’Académie, publiés par Ch. Marfy-Laveaux.