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rédemption est contenue dans l’univers, ou plus nettement encore, l’univers est plus grand que la rédemption, et quelque petit que soit le monde par rapport à l’infini, il ne l’est pas tant toutefois qu’il ne puisse nous servir à mesurer la grandeur de Dieu : telle est à peu près la formule par laquelle on pourrait résumer l’hérésie philosophique de Bruno, et il ne faut pas une grande dose d’attention pour découvrir que s’il ne parle pas avec la même ampleur de voix, Maundeville zézaie, balbutie, bégaie, dans son langage enfantin encore, quelque chose d’à peu près semblable.

Ce que nous avons voulu en parlant si longuement de Maundeville, c’est détruire une erreur qui s’est accréditée sur son compte, le rétablir dans ce que nous croyons être son vrai caractère, et le placer dans le groupe d’esprits auquel il appartient naturellement. Si nous avons touché juste, notre but est atteint, et il y aura chance pour que désormais on ne prenne plus un libre penseur véritable pour la doublure d’un moine obscurantiste et superstitieux. Quant à savoir si ses opinions sont bonnes ou mauvaises, cela ne nous regarde plus, et nous n’avons à exprimer à cet égard ni désapprobation, ni approbation. La critique, et, davantage encore, l’histoire littéraire ont été créées pour juger des œuvres et non pas des doctrines. Déterminer le caractère vrai des œuvres, dire ce qu’elles ont été réellement, et non pas ce que nous voudrions qu’elles eussent été, ou ce que nous aurions désiré les trouver, voilà le devoir strict du critique et de l’historien littéraire, et lorsqu’ils ont à louer ou à condamner, il faut que ce soit pour des considérations tout autres que des préférences d’idées ou des attachemens de doctrines. C’est là la part de vérité qui leur appartient légitimement et dont ils doivent se contenter. Cela ne veut pas dire que la vérité n’ait pas d’autres parts, plus sévères, plus importantes, plus utiles, et en tous temps plus actuelles ; cela veut dire que la critique de polémique, qui se comprend fort bien pour les œuvres du présent, est parfaitement oiseuse pour les œuvres du passé devant lesquelles les regrets sont vains et les indignations inutiles, et qu’on ne peut la porter dans l’histoire littéraire sans la fausser et la dénaturer, sans faire acte de sectaire ou de partisan ergoteur, et preuve d’incurable étroitesse d’esprit. Que penseriez-vous d’un critique libre penseur qui, ayant à parler de Dante, s’indignerait qu’il ait été catholique, d’un critique catholique qui, voulant parler de Richardson et de Defoë, regretterait de les trouver protestans, et d’un critique protestant qui, se proposant de juger Goethe, gémirait qu’il ne soit pas resté fidèle à l’orthodoxie luthérienne ?


EMILE MONTEGUT.