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les bêtes qui sont belles sont des âmes d’hommes vertueux, et que les bêtes qui sont laides sont les âmes de pauvres gens, et c’est pourquoi ils leur donnent à manger pour l’amour de Dieu. C’est ce qu’ils croient, et personne ne peut les tirer de cette opinion. Ils prennent ces bêtes lorsqu’elles sont petites, et les nourrissent ainsi d’aumônes, en aussi grand nombre qu’ils peuvent en prendre. Je leur demandai s’il n’aurait pas mieux valu donner ces secours aux pauvres qu’aux bêtes. Ils me répondirent qu’ils n’avaient pas de pauvres parmi eux dans ce pays, et que, quand bien même il y en aurait, ce serait une plus grande charité de donner à ces âmes qui font ici-bas leur pénitence.


Il est impossible, en lisant ce passage, de ne pas penser aux âmes du Purgatoire. Certes, si on ne regarde qu’à l’enveloppe, nous sommes loin de la pureté, de la noblesse et de l’idéalité du dogme chrétien ; mais sous ces formes grotesques, caricaturales, ridicules, transperce la même idée d’expiation temporaire et de pénitence purificatrice.

La vérité est si naturelle aux hommes qu’on peut dire qu’ils l’ont en eux de naissance et par le seul fait qu’ils ont une âme. La révélation est en eux, cachée, obscure, latente, mais agissant sourdement, sans participation de leur volonté, pour éclater dans toute sa lumière et les tirer hors des ténèbres. Selon qu’ils ont compris plus ou moins complètement, plus ou moins purement cette révélation naturelle, les peuples sont plus ou moins libres, plus ou moins heureux, plus ou moins puissans. Voyez plutôt les Tartares. Ils ont des idoles, cela est vrai, mais ces idoles se rapportent à un culte qui n’est chez eux que secondaire, le culte du dieu de la nature, lequel est subordonné au Dieu un, éternel, pur esprit qui a créé toutes choses. C’est dans cette croyance au Dieu unique que consiste leur véritable religion, et c’est dans cette religion, toute de l’esprit, qu’il faut chercher le fondement de leur puissance. Le grand khan du Cathay ne reconnaît pas d’autre base à son pouvoir que la volonté de Dieu même, et c’est de Dieu même qu’il la tient vraiment, si les récits que l’on fait sont véridiques. Un ange apparut en effet a Gengis Khan, et lui dit que c’était l’ordre de Dieu qu’il unit les tribus éparses des Tartares et qu’il les poussât à la conquête du monde. Il est remarquable que Maundeville, qui admet volontiers l’action des démons pour expliquer en partie les cultes idolâtriques, ne fait aucune réserve de ce genre pour les cultes théistes des musulmans et des Tartares, et qu’il raconte les visites de l’ange a Gengis-Khan et de Gabriel à Mahomet sans mettre en doute l’identité de ces célestes personnages, ou les supposer des démons déguisés. Pourquoi auraient-ils été de faux anges, puisque les messages qu’ils portaient impliquaient une