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En même temps que Dupont-White publiait les deux volumes dont nous avons indiqué l’importance, Stuart-Mill faisait paraître, presque sur les mêmes sujets, deux livres, qui, avec ceux de Tocqueville, constituent la contribution la plus instructive que notre siècle ait apportée à la science politique : la Liberté et le Gouvernement représentatif. Dupont-White s’empressa de les faire connaître en France, d’abord en les signalant dans la Revue (1er novembre 1861), ensuite en en publiant une traduction, que fit sous ses yeux sa fille aînée, aujourd’hui Mme Sadi-Carnot. Il y ajouta des préfaces que Stuart-Mill goûta fort. Tout en louant, comme ils le méritent, et la liberté et le régime représentatif, il en montre clairement les écueils. Peut-on, se demande-t-il, amender la démocratie par l’adjonction d’élémens intellectuels, à tel point qu’elle ne viole pas la justice contre les minorités ? À ce propos, il invoque la fameuse lettre de Carlyle (Times, 7 avril 1860), si souvent citée depuis, où le grand historien anglais annonce en prophète les dangers du socialisme aux États-Unis, que n’avait pas entrevus Tocqueville :


Il est certain, dit-il aux Américains, que votre gouvernement, tout démocratique, ne sera pas capable de contenir une majorité souffrante et irritée, car chez vous le gouvernement est la majorité, et les riches, qui forment la minorité, sont à sa merci. Un jour viendra dans l’état de New-York, où la multitude, entre une moitié de déjeuner et la perspective d’une moitié de dîner, nommera les législateurs… Alors, ou quelque César, quelque Napoléon, prendra, d’une main puissante, les rênes du gouvernement, ou votre république sera aussi affreusement pillée et ravagée au XXe siècle que l’a été l’empire par les Barbares au Ve, avec cette différence que les dévastateurs de l’empire romain, les vandales et les Huns, venaient du dehors, tandis que vos Barbares seront les enfans de votre pays et l’œuvre de vos institutions.


Dupont-White a toujours eu le goût des spéculations philosophiques ; « un abime qui m’a toujours fasciné depuis l’âge de dix-huit ans, » m’écrivait-il. Il y revenait sans cesse. Son premier travail à ce sujet, à propos du positivisme de Comte et de Littré, a paru, et à une place d’honneur, dans la Revue (1er et 15 février 1865), et dans le dernier de ses écrits (1879), il examine cette question que Bayle et Voltaire avaient traitée déjà, mais à laquelle il donne une réponse toute différente : un peuple peut-il vivre et surtout vivre libre, sans religion ? Mais, s’il s’occupait de métaphysique, c’était surtout en vue de son sujet de prédilection, l’organisation politique des sociétés. Ainsi, il s’efforce de faire voir que le succès du positivisme et de la sociologie vient de ce que la philosophie n’a rien su nous apprendre relativement aux formes de gouvernement et de ce