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citoyen, ce disciple convaincu de l’orthodoxie économique s’empresse d’appliquer, les doctrines de son maître. Il supprime le budget de l’instruction publique, des cultes, des travaux publics ; et les contribuables d’applaudir, car les impôts diminuent d’autant. L’État est presque aboli, l’initiative individuelle peut se déployer à l’aise. Mais, hélas ! nul n’agit. Les écoles se ferment, les églises s’écroulent, les routes sont envahies par les jungles, les ports s’ensablent, c’est le retour à l’état de nature, c’est-à-dire à la sauvagerie. Il fallut rendre à l’État maudit ses essentielles attributions.

Pour compléter l’exposition des idées de notre auteur en cette matière, je citerai un extrait de sa correspondance : « Quant à votre objection que la moralité croissante des hommes doit se résoudre en une réduction croissante de gouvernement, je réponds que le progrès moral et intellectuel est le fait d’une élite, et il ne peut devenir celui des foules que sous le poids d’une forte contrainte. Au début, tout progrès doit s’imposer, et ensuite, tout progrès accepté donne lieu à la conception d’un progrès nouveau parmi les natures supérieures. Autrement à quoi servirait leur supériorité ? Tel est le jeu des inégalités dont le monde est fait. »

Je ne discuterai pas ici les conclusions parfois trop absolues de Dupont-White. La thèse opposée à la sienne a été exposée récemment dans la Revue avec toute l’ampleur qu’elle comporte, par M. Paul Leroy-Beaulieu. Mais je ne puis quitter ce sujet, sans dire un mot de l’aspect nouveau qu’a pris la doctrine individualiste aux mains de la sociologie maniée par Herbert Spencer. Pour lui, le laissez-faire est élevé à la hauteur d’une loi naturelle. Ce n’est qu’en la respectant que se fait le progrès, par la « survie des plus aptes » et par la sélection au sein de l’espèce. Voyez, dit-il, comment s’y accomplit le perfectionnement. « Les animaux carnivores, non-seulement suppriment, dans les troupeaux des herbivores, les individus qui vieillissent, mais ils extirpent aussi ceux qui sont malades ou mal conformés, c’est-à-dire les moins forts et les moins rapides. Par ce procédé de purification et aussi par les combats si fréquens à l’époque de l’accouplement, l’appauvrissement de la race par la multiplication des exemplaires de qualité inférieure se trouve empoché ; est assurée, au contraire, la préservation des constitutions complètement adaptées aux circonstances environnantes et faites, par conséquent, pour produire la plus grande somme de félicité. » Telle est la loi naturelle qui doit être aussi appliquée, sans entraves, au sein de l’espèce humaine. Sans doute, dans la famille, l’aide gratuite des parens doit être en proportion des besoins de l’enfant et de son incapacité à se suffire à lui-même. Mais, dans la société, l’adulte ne doit être rémunéré qu’en raison de son mérite, c’est-à-dire de son aptitude à remplir toutes les conditions de l’existence.