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c’est l’emploi de ce pouvoir pour le bien du plus grand nombre. La fraternité ! qu’importe au peuple, si le droit du plus fort, banni des institutions, peut revivre et se déployer à l’aise dans le domaine économique. Les institutions libres, le laissez-faire universel, le prodigieux accroissement de la production des richesses, devaient apporter satisfaction à tous. Mais il n’en est rien : l’âge d’or, qui, d’après Saint-Simon, est devant nous, n’a pas commencé ; parmi les masses, le mécontentement est plus grand que jamais. « De cet espoir trompé, ajoute notre auteur, une science est née, qui n’est point la politique, car elle n’a nul souci de l’équilibre et de la division des pouvoirs, ni l’économie politique, car la distribution des biens n’est qu’une de ses voies… Qu’on l’appelle science sociale ou autrement, qu’on lui conteste même le nom de science, toujours est-il que la charité dans les lois est une donnée qui, de nos jours, doit faire école ; car, en dehors même des sectes socialistes, elle a mis dans tous les cœurs un trouble, un souci, une émotion inconnue au sujet des classes souffrantes, et en quelque sorte un cas de conscience publique. »

J’ai tenu à reproduire les termes mêmes de ce passage, parce que c’est bien là aujourd’hui le mot d’ordre des « socialistes de la chaire. » L’économie politique doit être une science « éthique, » c’est-à-dire soumise aux prescriptions de la morale et du droit, voilà la thèse que développe M. le professeur Gustav Schönberg dans l’introduction à l’œuvre collective considérable (Handbuch der politischen Œconomie), à laquelle ont contribué les principaux économistes de l’école nouvelle. Après 1848, Dupont-White renonça à ces attaques, parfois acerbes, contre la société, et surtout contre la concurrence, dont les écrits de Louis Blanc, d’Eugène Sue et de George Sand avaient pour ainsi dire imprégné le langage du libéralisme avancé. Mais il resta fidèle, en principe, à ses aspirations. Il m’écrivait plus tard : « Souvenons-nous du mot du marquis de Posa dans le Don Carlos de Schiller : « Respectons les illusions de notre jeunesse. »

C’est dans son œuvre capitale, l’Individu et l’État, qu’il donna la mesure de ce qu’il valait, et il en avait conscience. Quand il me donna son portrait photographié, il y inscrivit : « l’État, c’est moi. » Sa thèse de l’extension nécessaire du rôle de l’État en proportion des progrès de la civilisation est exposée dans ce livre avec une force de raisonnement, un luxe de citations et une abondance de faits historiques qui doivent faire réfléchir même les partisans les plus convaincus de l’opinion opposée. A chaque instant s’y rencontrent des traits qui frappent et des mots à retenir. Son style a une saveur relevée qui fait penser à Saint-Simon et aux lettres du