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l’esprit, ni la main d’un auteur dramatique ; il gâte lui-même, comme à plaisir, ses meilleurs romans lorsqu’il essaie de les accommoder à l’optique de la scène ; et, quand au lieu de tirer la pièce du roman, comme dans les Rois en exil ou dans Numa Roumestan, il fait la pièce avant le roman, comme dans la Lutte pour la vie, l’épreuve est plus décisive encore : ses qualités de romancier, gênées ou rendues inutiles par les conventions d’un art qu’il ne connaît point, s’y dénaturent, s’y tournent en défauts, et, finalement, y périssent.

Que, par exemple, le jeune mari d’une vieille femme, qu’il a ruinée, veuille divorcer d’avec elle pour en épouser une plus jeune, et une plus riche ; qu’à cet effet il prenne une maîtresse parmi les « protégées » de sa femme ; et que, son calcul s’étant trouvé faux, l’empoisonnement de la première lui suggère l’idée d’empoisonner lui-même la seconde, j’aimerais mieux un autre sujet. Mais, après tout, il en vaut un autre, et, dans le roman, la longueur des préparations et des explications, la subtilité de l’analyse, la variété des épisodes, la vérité des descriptions, la grâce savante et négligée du style, en atténueraient la grossièreté, la masqueraient peut-être, et la sauveraient en tout cas. Malheureusement, tout ce qui la sauverait dans le roman, et tout ce qui est le triomphe du talent de M. Daudet, c’est ce qui s’évanouit au théâtre, et c’est ce qu’il a vainement essayé d’y transporter. Sur la scène du Gymnase, le temps, l’espace et généralement tous les moyens lui manquent pour y développer des qualités purement livresques, si je l’ose ainsi dire ; et de son sujet, quel qu’il soit, il ne reste que le mélodrame. Car si dans le roman, et dans le roman contemporain surtout, l’intrigue est devenue presque indifférente ; s’il y a mille manières d’en déguiser l’insignifiance ou la brutalité ; de faire même qu’à moins d’être averti, le lecteur ne s’en doute pas, il en est autrement au théâtre, où, l’on aura beau faire, on ne remplacera jamais, ni par aucun moyen, le plaisir de la curiosité savamment provoquée, inquiétée, contrariée et satisfaite.

Il n’y a pas jusqu’à cette sensibilité frémissante, — et un peu maladive sans doute, mais si contagieuse, — qui est l’une des meilleures parties du talent de M. Daudet, dont on ne puisse, dont on ne doive dire qu’elle dégénère au théâtre en une fade sentimentalité. J’ai vu louer « l’intérieur des Vaillant, » ce tableau de mœurs bourgeoises, évidemment destiné, dans la pensée de l’auteur, comme dans celle du directeur du Gymnase, à « nous tirer les larmes des yeux. » On y déjeune, on y mange des cerises, « pépère » y fait risette à « fifille, » et le bon chimiste Antonin s’y élève jusqu’à l’éloquence. Mais, pour ma part, et en dépit du talent des acteurs, de Mlle Darlaud, de M. Lafontaine, de M. Burguet, — un débutant, aussi naturel, aussi vrai qu’on le puisse être à la scène, — tous ces personnages m’ont eu l’air de sortir, je ne dis pas d’un roman de Dickens, je dis d’une moralité de