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poussé trop au noir comme les tableaux de certains peintres. Il n’en est rien. Le commandant Cameron, un Anglais qui, par état et par nature, n’a pas la sensiblerie que l’on est sûr de rencontrer presque toujours chez les apôtres modernes, nous prouvera que rien n’a été exagéré. Durant le très récent séjour que le cardinal Lavigerie fit à Londres, le commandant Cameron lui écrivit : «… Pendant les trois ans que j’ai employés à traverser l’Afrique, j’ai été souvent témoin des maux causés par le commerce des esclaves, et, auparavant, j’avais passé quatre ans à faire la chasse aux dahous arabes qui portaient des esclaves en Asie. La plupart de ceux qui pensent encore aujourd’hui aux horreurs de la traite croient que cette question n’intéresse que le transport des esclaves par mer, et que, sur terre, ils ne sont ni si maltraités ni si malheureux. J’ai vu les esclaves à bord des dahous arabes, accroupis, leurs genoux au menton, couverts de blessures et de plaies, mourant par manque de boisson et de nourriture, les morts liés aux vivans, et la petite vérole ajoutant sa funeste contagion aux misères dont ils étaient accablés. Mais cela n’est rien comparativement aux horreurs que l’on voit à terre ; des villages brûlés, des hommes tués en défendant leurs foyers, des provinces entières dévastées, des femmes violées, des petits enfans mourant de faim, ou, si quelque mère a obtenu d’emporter avec elle son enfant et que le négrier brutal trouve que la pauvre femme ne peut plus porter à la fois son fardeau et l’enfant, c’est ce dernier qui est jeté à terre et qui a la tête brisée d’un coup de feu sous les yeux de sa mère.

« L’Allemagne vient de devenir maîtresse d’une grande région de l’Afrique, mais jusqu’à présent elle ne témoigne aucune volonté de soulager les maux de ceux dont elle est devenue la souveraine. J’espère que vous, monseigneur, vous réussirez à exciter un vif intérêt pour cette question de la traite, et que vous parviendrez à trouver le moyen de la supprimer… L’homme qui assurera la liberté à la race nègre sera le plus digne serviteur de Dieu que le monde aura jamais vu. »

Le commandant Cameron, signataire de cette lettre, l’un des hommes d’Angleterre les mieux informés sur ce qui se passe en Afrique, affirme que 500,000 noirs y étaient déjà vendus annuellement à l’époque où il s’y trouvait, et qu’aujourd’hui, ce chiffre s’est encore augmenté. Paraît-il, en vérité, possible que les états européens qui se sont arrogé des droits de souveraineté sur le continent noir laissent à quelques misérables marchands la liberté de le dépeupler ?