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« Qu’on mette des moutons en liberté, disait encore un esclavagiste, on n’aura que des moutons… Que l’on mette des nègres, on n’aura que des nègres. » En 1834, il se créa à Paris une association négrophile qui prit le titre de Société pour l’abolition de l’esclavage ; M. le duc de Broglie en fut nommé président, et M. Passy, secrétaire. « L’abolition de l’esclavage, disait-elle dans son programme, ne pouvait plus donner lieu à une discussion de principes. Il reste une tâche à remplir : ramener fréquemment l’attention sur tant de milliers d’hommes qui son firent d’horribles maux et que nous oublions parce qu’ils sont loin de nos yeux ; intéresser l’opinion à leur sort, et enfin rechercher le meilleur moyen d’abolir la traite. »

Tous ces beaux sentimens n’aboutirent qu’à un projet de loi présenté aux chambres françaises en 1845. On y demandait que la condition des esclaves fût améliorée. On osa, un peu plus tard, grâce à M. Schœlcher, foire un essai timide d’émancipation à Mayotte. Enfin, une troisième révolution (celle de 1848) triompha de toutes les hésitations. Le premier décret de Lamartine, le premier usage que le noble poète fit du pouvoir, fut d’émanciper en masse les esclaves de toutes les colonies françaises. Leur rachat coûta 126 millions de francs. C’était peu de chose comparé au 1/2 milliard des Anglais et aux 12 milliards qu’eussent dû payer les États-Unis sans la guerre de sécession, qui, chez eux, supprima tout à la fois les indemnités et les rachats d’esclaves. Ce ne fut qu’en 1835 que se forma, à Boston, le parti abolitioniste. Un nommé William Lloyd, directeur d’un petit journal, le Liberator, osa imprimer le premier, et en plein pays d’esclavage, que la vente et l’achat des noirs étaient une infamie. Il fut traîné en prison la corde au cou, et s’il ne paya pas son audace de la vie, c’est parce que des amis dévoués, abolitionistes comme lui, le sauvèrent. En 1850, la population de couleur des états du sud ne s’en éleva pas moins à 3,591,000 personnes, dont 3,204,000 esclaves, et, en 1860, elle atteignit le chiffre formidable de 4,490,000. En suivant cette progression, fait remarquer M. Elisée Reclus, elle eût été dans cent ans de 42 millions.

Une réaction violente ne pouvait manquer de se produire dans un pays où chaque jour débarquaient des hommes nouveaux imbus des idées libérales de l’Europe, là où la religion des presbytériens de la Nouvelle-Angleterre jetait de profondes assises, où le rigorisme des quakers de la Pensylvanie n’admettait aucune transaction avec les devoirs d’une philanthropie éclairée. L’activité si connue des hommes du nord ne s’accommodait pas non plus de la nonchalance des Africains. L’expérience leur avait