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sur leur peau des traces de meurtrissure et de contusion provenant, selon toute apparence, du frottement de leurs corps contre les parois du bâtiment où ils avaient été entassés comme des harengs dans une caque. »

L’Angleterre, entraînée par un parti puissant, le parti religieux abolitioniste, marchait vers une solution, la seule qui fut pratique, celle de l’abolition absolue de la servitude dans ses colonies. Elle s’y décida en 1838, en émancipant solennellement plus de 700,000 de ses noirs et en donnant, à titre d’indemnité, à ceux qui en étaient les maîtres, un demi-milliard de francs.

Un fait curieux et auquel ne s’attendaient guère les sociétés religieuses abolitionistes, se produisit. Le développement du commerce anglais et le perfectionnement de ses machines obligèrent la Grande-Bretagne à demander aux États-Unis des quantités plus considérables de coton que par le passé. Le besoin d’un textile que les noirs seuls cultivaient fut cause que les Américains s’acharnèrent plus que jamais à demander à la traite les travailleurs noirs qui manquaient à leurs plantations.

On a vu que la France, au cours de la Révolution dont elle célèbre cette année-ci le centenaire, avait à la fois flétri le trafic des noirs et aboli l’esclavage dans ses colonies. Mais l’arrivée de Bonaparte au rang suprême ne lui permit pas d’appliquer ses vues généreuses. Une autre révolution, celle de 1830, appela de nouveau l’attention publique sur les esclaves de nos colonies, mais on ne se mit pas en grands frais de charité à leur intention. Je vois qu’on fit le recensement des noirs et que, lorsqu’ils mouraient ou naissaient, on avait la condescendance de coucher sur un livre officiel le jour de leur entrée dans ce monde et le jour de leur sortie dans l’autre. En 1833, on décida de ne plus les marquer avec un fer brûlant sur l’épaule lorsque, après avoir joui clandestinement de quelques heures de liberté, ils étaient repris et reconduits à la plantation. En 1835, on eut la naïveté de demander aux conseils coloniaux leur opinion sur la possibilité d’abolir l’esclavage. C’était d’une candeur à nulle autre pareille. Les uns répondirent qu’en raison des instincts de soumission de la race noire, de son abaissement moral irrécusable, il n’y avait qu’à la laisser croupir telle qu’elle croupissait ; d’autres affirmèrent que l’histoire des nègres n’était qu’un long récit d’oppression et de servitude et la conséquence logique de la condamnation lancée par la Bible contre les enfans de Cham. M. Granier de Cassagnac, esclavagiste, appuyait ces cruelles théories en disant dans un journal alors fort influent que la traite se réduisait à un simple déplacement d’ouvriers avec un incontestable avantage pour ceux-ci.