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programme de désintéressement absolu proclamé avec emphase au début de la guerre et se borner à prendre en main les intérêts de ses cliens d’Italie et d’Allemagne ? ou bien, revenant à des vues moins chevaleresques, réclamer pour elle-même une extension de territoire comprenant tout ou partie des conquêtes que la victoire avait rangées sous sa loi ? Une fois la question posée sur ce terrain (que rien ne pressait d’aborder ce jour-là), un débat des plus vifs s’engagea, soutenu de part et d’autre par des raisons spécieuses ou valables, et qui finit par une sorte de prise personnelle entre le marquis d’Argenson et le maréchal de Noailles.

On sait quelle était, au sujet du rôle qui convenait à la France pour assurer sa véritable grandeur, l’opinion consciencieuse et depuis longtemps arrêtée de d’Argenson. Il a pris soin de la consigner dans ses mémoires, en des termes qui ne sont pas dépourvus de noblesse, pour s’en faire honneur devant la postérité. Dans sa pensée, la royauté française était assez forte, son territoire assez étendu, ses frontières assez bien arrondies, pour qu’aucun accroissement matériel lui fût ni nécessaire, ni même désirable. Loin de là, la seule chose qui compromît et menaçât son autorité, c’étaient les vues ambitieuses qu’on ne cessait de lui prêter et qui tenaient toutes les puissances en méfiance devant elle, toujours prêtes à s’armer et à s’unir pour lui résister. Que sa modération fût une fois mise hors de doute, le roi de France s’élèverait sans peine au poste supérieur d’arbitre et de protecteur paternel de l’Europe entière. L’occasion était propice pour donner cours à ces sentimens, puisque la victoire venait à point pour démontrer leur sincérité. D’Argenson, qui s’accuse dans ses Mémoires de n’avoir pas su assez dissimuler ses principes, n’eut garde assurément de les taire ce jour-là. Ne venait-il pas d’ailleurs de les mettre en pratique d’avance par l’indifférence avec laquelle il avait reçu et laissé échapper les offres de cessions territoriales faites par Marie-Thérèse et portées à Dresde par son représentant ? De plus, dans les circonstances présentes, il était convaincu (ses dépêches le redisent à plus d’une reprise) que l’établissement de la Prusse en Silésie assurait à la France, par l’affaiblissement de sa rivale séculaire, un profit suffisant pour compenser les efforts et les sacrifices que la guerre lui avait coûtés. C’était une modification déjà apportée à l’équilibre général de l’Europe, tout à son bénéfice et qui pouvait lui tenir lieu, avec avantage, d’un accroissement territorial. Il s’opposa donc très résolument à toute condition mise dans la négociation de la paix future, en vue d’un intérêt particulier ou d’une prétention personnelle à la France. Un puissant appui lui fut apporté dans ce système d’abnégation par le concours du maréchal