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de chicane qui me conduirait insensiblement à une rupture générale, qu’ainsi je n’y entrerais ni en noir ni en blanc : qu’il ne s’agissait présentement plus de chicaner sur des bagatelles et que, l’élection du grand-duc une fois faite, celui-ci pourrait jouir de toutes les prérogatives qui lui reviennent par la dignité impériale une fois échue sans que je m’y opposerais : que si la couronne impériale devenait héréditaire dans la nouvelle maison d’Autriche, la France n’avait à s’en prendre qu’à elle-même : que, quant à mes intérêts personnels, je saurais me soutenir contre tous les mauvais desseins, et contre toutes les mauvaises intentions de la maison d’Autriche ; mais que moi, aussi peu que tous les autres hommes, ne pouvions pas fixer l’avenir par toute notre prudence, et qu’ainsi notre grande application devait être de remplir bien notre tâche pendant notre vie. Si, après ma mort, arrivaient des changemens dans l’état, le sort déciderait en cela du mien comme de tous les autres états qui ont existé depuis qu’il y a eu des règnes en ce monde. » Il ajoutait, en mettant ici tout à fait à découvert le fond de sa pensée : que, « quant à la neutralité de l’empire, elle ne serait pas menacée si la France avait le bon sens de ne pas prendre l’offensive, et qu’il n’avait donc pas besoin de s’en mêler, ce qui le remettrait dans les difficultés avec l’Allemagne. » Enfin, le ministre qu’il envoyait à Dresde, afin de reprendre avec cette cour les relations diplomatiques, recevait pour instruction de se borner, dans ses relations avec le ministre de France, à un simple commerce de politesse, sans chercher à prendre avec lui de liaisons particulières. On voit combien d’Argenson, en recommandant à ses agens une confiance absolue dans leurs collègues prussiens, était loin de pouvoir compter sur la réciprocité[1]

La diplomatie ayant ainsi perdu l’occasion d’agir, c’était à la guerre à reprendre la parole et à se faire entendre ; aussi bien d’Argenson n’était ni seul, ni maître dans le conseil, où son crédit, qui n’avait jamais été très grand, venait de recevoir un rude échec par le démenti si cruellement donné à ses illusions sur la loyauté du roi de Prusse. Le seul des conseillers de Louis XV qui partageât encore ses espérances de paix, c’était Belle-Isle, redevenu tout Prussien et tout pacifique depuis que, rejeté dans l’ombre par les exploits de Maurice, il ne pouvait plus aspirer à jouer le premier rôle sur-le-champ de bataille ; mais tous les autres, Maurepas, Tencin, Noailles, enfin le roi lui-même avaient un plus juste sentiment de la situation et reconnaissaient la nécessité d’une action militaire aussi prompte que énergique[2]

  1. Frédéric à Chambrier, 27 janvier, 19 février, à Klingkräfen, ministre à Dresde, 30 janvier 1746. (Pol. Corr., t. V, p. 12 et 28.)
  2. Chambrier à Frédéric, 31 janvier 1746. Le ministre prussien, dans cette lettre, rend compte d’une visite que lui a faite Belle-Isle, et qui peint à la fois les dispositions particulières du maréchal et l’état d’esprit du conseil de Louis XV. Après que Belle-Isle l’a assuré de son dévoûment à Frédéric et du service que la Prusse rendrait en intervenant pour obtenir la paix générale : « Mais peut-être, lui dit Chambrier, tout le monde à Paris ne souhaite pas la paix. » Le maréchal répliqua qu’il m’entendait à demi-mot et qu’il passait bien des idées dans la tête de quelques-uns, que l’intérêt particulier l’emportait souvent sur l’intérêt public et que deux ou trois campagnes de plus pouvaient peut-être convenir aux vues particulières de certaines gens, mais qu’il ne se proposait lui, maréchal, que la gloire de son maître et de la France : il croyait penser mieux que ceux qui se laissaient ébranler et séduire par des idées contraires. — (Ministère des affaires étrangères.) Frédéric, informé de ces dispositions de Belle-Isle, l’en fit remercier. (Valori à d’Argenson. — Correspondance de Prusse.)