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encore une importation des colons phéniciens, car enfin les légendes qui se rapportent à Cadmus sont d’origine phénicienne, et quel lecteur d’Hérodote ne se rappelle comment le Thébain Hercule, voyageant en Scythie, y fit rencontre d’une femme-serpent qui portait le nom très significatif d’Échidna, s’unit à elle et en eut de beaux enfans, dont le plus jeune fut seul apte à bander l’arc de son père et hérita, par suite de cette circonstance, du gouvernement de ces vastes pays[1] ? Une autre remarque importante à faire au sujet de ces serpens merveilleux, c’est que, hors de la Grèce proprement dite, dans tous les pays slaves et gréco-slaves, Macédoine, Epire, Serbie, Bulgarie, Russie, ils sont très intimement associés à des idées de puissance politique, de valeur militaire et de souveraineté. Si intimement et si clairement que c’est à peine s’il leur reste quelque chose de mystérieux, et que, leur appliquant la méthode évhémérique comme la seule qui leur convienne, on a bonne envie de voir en eux, non des mythes ou des allégories, mais des chefs de tribus et de hauts seigneurs scythes dont les noms de dragon et de serpent étaient depuis un temps immémorial les titres préférés, comme nous le voyons chez les peuplades américaines, peut-être même la désignation directe de leur pouvoir. Voyez dans les bylines russes, si bien et si complètement analysées par M. Alfred Rambaud dans sa Russie épique, quelle fière et martiale figure font tous ces dragons et toutes ces serpentes. Ils et elles habitent de belles grottes spacieuses au flanc des montagnes, ou des châteaux fortifiés sur les sommets : ils ont la férocité vaillante des guerriers scythes ; elles, l’intrépidité des Amazones, leurs parentes. les princes les plus nobles et les plus preux les combattent sans horreur, sans mépris et sans haine, à armes loyales, comme on le fait avec des égaux, et il faut bien qu’ils soient des égaux, puisqu’on recherche quelquefois leur amitié et presque toujours leur alliance, car ils ont de belles filles qu’on peut enlever de force ou épouser de gré à gré, comme conclusion d’un combat acharné. Et ce n’est pas seulement durant la période mythique et fabuleuse des peuples slaves et gréco-slaves qu’ils se présentent avec ces caractères de domination, le plein jour de l’histoire est arrivé qu’ils les gardent encore. Cette seconde moitié du XIVe siècle est justement l’époque où les Turcs pénètrent dans les provinces européennes de l’empire grec, et notre Maundeville était

  1. Il est vraiment singulier de constater l’importance du serpent dans les histoires fabuleuses qui concernent las races sémitiques. On soit le rôle de premier ordre qu’il joue dans les récits bibliques. Dans le Shah Nameh de Firdousi, le roi Zobak, personnage figurant une dynastie arabe qui aurait gouverné la Perse avant les dynasties iraniennes, porte aux épaules deux serpens qu’il faut nourrir chaque jour de chair humaine.