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et que s’il s’en rencontre chez lui en plus grande quantité que chez ses devanciers, c’est qu’il a l’imagination plus forte et la curiosité plus active. Il a la crédulité volontaire de l’artiste et du poète, en sorte qu’il est en réalité moins crédule que ses devanciers tout en le paraissant davantage.

Non-seulement cette crédulité est volontaire, mais elle est très souvent feinte. Il a des momens où il laisse très finement entrevoir qu’il n’est pas dupe des choses qu’il raconte, mais qu’il les raconte tout de même, parce qu’elles amuseront le commun de ses lecteurs comme elles l’ont amusé, et que le jugement des plus sagaces saura bien les prendre pour ce qu’elles valent. « Croira qui voudra ce que je vais rapporter et ne le croira pas qui ne voudra pas,  » dit-il avant de commencer son récit des merveilles du Cathay. En Arménie, on lui a raconté que souvent, par un temps clair, on voit l’arche de Noé au sommet du mont Ararat, mais qu’il n’y a jamais eu qu’un moine qui ait pu y atteindre, et cela par une faveur particulière de Dieu ; il y en a d’autres qui se flattent d’y être montés, mais il ne faut pas croire ces choses-là, ajoute-t-il sournoisement. Son histoire de la génération merveilleuse des harnaches est célèbre ; mais quand on la lit attentivement, on s’aperçoit que, loin d’être une preuve de crédulité, elle est une preuve du contraire. « Dans le royaume de Caldilhe, qui est un très beau pays, il croît une espèce de fruits semblables à des grenades. Lorsqu’ils sont mûrs, on les coupe en deux, et on trouve dedans une petite bête en chair et en os, comme qui dirait un petit agneau sans laine. On mange à la fois le fruit et la bête, ce qui est une grande merveille. J’en ai mangé, et je leur racontai qu’il se produit chez nous une aussi grande merveille qui est celle des barnaches. Je leur dis qu’il y avait dans notre pays des arbres qui portent des fruits qui deviennent oiseaux ; ceux qui tombent dans l’eau vivent, et ceux qui tombent à terre meurent aussitôt, et ils sont très bons à manger. Là-dessus ils s’émerveillèrent beaucoup à leur tour, tellement que quelques-uns dirent que c’était une impossibilité.  » Est-il bien difficile d’apercevoir la discrète ironie cachée sous ce petit récit ? Des habitans gausseurs de ce royaume de Caldilhe lui ont fait probablement manger d’un agneau arraché avant terme du sein de sa mère, tout enveloppé de sa membrane protectrice à la manière de l’horrible industrie d’Astrakan, et voulant s’amuser aux dépens de sa candeur d’étranger, ont essayé de lui persuader que c’était un fruit du pays. Avec la politesse naturelle à un chevalier, Maundeville a feint de les croire, et leur a rendu immédiatement la monnaie de leur mensonge, ce que le vieux proverbe anglais appelle rendre un Roland pour un Olivier.