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centre commun des âmes chrétiennes, c’est-à-dire les lieux saints, leur manque désormais ; n’ayant plus ce qui réunit, elles tombent fatalement à ce qui divise. Jamais, en effet, on ne sentît plus le besoin des croisades, et elles ne furent plus réellement nécessaires que lorsqu’elles eurent pris fin. Dès que le royaume chrétien d’Asie eut disparu, l’Europe se vit à son tour entamée. Saint-Jean-d’Acre a succombé en 1294, et la disparition de ce dernier vestige de la domination chrétienne coïncide avec l’agression destinée à être si rapidement victorieuse des fils d’Othman. Le temps n’est plus ou Constantinople avait pu soutenir victorieusement deux sièges contre les Arabes, encore animés de l’irrésistible ferveur de la première époque de l’islam. Les siècles, en passant, ont usé ses dernières forces ; lorsque hier encore elle applaudissait à la chute de ces maîtres latins qui l’avaient dominée soixante ans et s’était remise sous le joug de ses tyrans grecs, elle avait cru reprendre possession d’elle-même ; en réalité, avec ces maîtres latins, disparaissaient ses derniers soutiens. Maintenant que cet empire n’a plus que des Byzantins pour défenseurs, il se sent mourir chaque jour de son indépendance reconquise. Au moment où sir John Maundeville se mettait en route, les Turcs étaient déjà maîtres de toute l’Asie-Mineure ; et, pendant le cours de son long voyage, Orchan et Amurat s’introduisaient dans les provinces européennes de l’empire et y jetaient les fondemens d’une domination autrement solide que la tyrannie passagère des Mongols de Batou un siècle auparavant. Un passage de son livre rend, avec vivacité de sentiment, relief et couleur, la tristesse de ce fantôme d’empire. «  Devant l’église de Sainte-Sophie se dresse la statue, entièrement dorée, de l’empereur Justinien ; il est à cheval, couronne en tête, et primitivement il tenait dans sa main un globe doré ; mais ce globe est tombé, et les gens de là-bas disent que c’est un signe que l’empereur a perdu une grande partie de ses terres et seigneuries, car il était empereur de Romanie et de Grèce, de toute l’Asie-Mineure, de la Judée où est Jérusalem, de l’Egypte, de la Perse et de l’Arabie ; mais il a tout perdu, sauf la Grèce, et plusieurs fois on a essayé de replacer le globe dans la main de la statue, mais elle n’a jamais pu le tenir. Ce globe signifie la souveraineté qu’il avait sur le monde entier, lequel est rond ; l’autre main est levée du côté de l’Orient, en signe de menace contre les agresseurs malfaisans.  »

Le monde latin aura-t-il le sort du monde grec ? De toutes parts on se pose la question, et on s’inquiète parfois des moyens de détourner le péril, moyens dont le principal et presque l’unique serait dans le rétablissement de l’unité chrétienne par l’union des deux grandes églises. Aussi est-ce l’époque où commencent les