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insu qu’il s’en éloigne, innovant comme M. Jourdain faisait de la prose, et ces indépendans involontaires ne sont pas souvent les moins hardis. C’est là le secret de la faiblesse des premiers réformateurs et de tous les esprits indépendans à cette fin du XIVe siècle. Cette faiblesse ne vient pas de timidité, mais de ce que l’éducation première reste trop riche et trop encombrante. Songez à ce que le moyen âge avait entassé d’élémens de tout genre dans les esprits et dans quel inextricable filet d’habitudes et de pratiques la vie morale se trouvait engagée. Aussi, à ces dates-là, l’indépendance de l’esprit ne porte jamais sur un ensemble, mais sur un point particulier, qu’on peut facilement ne pas apercevoir, perdu qu’il est dans l’amas de notions transmises et acceptées. Les plus hardis n’y ont point quantité d’idées, ils en ont une seule, et, pour tout le reste, ils gardent celles des siècles qui les ont précédés. Cette idée ainsi isolée et solitaire ne peut se faire jour qu’au moyen des formes du passé, et ces formes se trouvent par la longue habitude si étroitement associées avec des croyances qui n’ont jamais été mises en doute qu’elles trompent sur l’idée qu’elles présentent ou la masquent tout en la montrant. Pour comprendre à quel point est lourd ce poids des richesses du passé, prenez tel autre des illustres de l’époque, Chaucer, par exemple, et Voyez au milieu de quel fatras de mauvaise théologie, de leçons apprises par cœur dans les manuels scolastiques, de fausse science et de fausses opinions, d’astrologie, d’alchimie, d’abus des formes allégoriques, de pédanterie syllogistique, de procédés oratoires venus des sermonnaires, cet admirable poète est contraint de se démener ; il traîne après lui les habitudes d’esprit de quatre siècles ou davantage. Je ne connais qu’une exception à ce fait au XIVe siècle, celle des grands Italiens d’alors, et très particulièrement de Boccace. Pour celui-là, par exemple, quel que soit le fardeau dont le moyen âge l’a chargé, il le porte si légèrement ou le secoue de ses mâles épaules d’un mouvement si facile qu’il semble n’en avoir jamais senti le poids. C’est peut-être dans toute l’histoire littéraire le seul écrivain qu’on puisse imaginer se réveillant à la façon d’Epiménide dans une autre société que la sienne sans se sentir dépaysé, ce qu’on ne pourrait pas dire de beaucoup plus grands que lui. Nous le voyons aisément entrant dans un salon parisien de nos jours comme s’il sortait des appartenons de la princesse Marie, causant avec nos lettrés comme il causait avec Pétrarque ou Léon Pilate, offrant sa Généalogie des Dieux à M. Leconte de Lisle en exprimant le souhait que ce livre puisse intéresser un esprit aussi éminent et à qui la hardiesse ne coûte pas, ou prenant congé de M. Renan, en l’assurant que tout ce qu’il lui a communiqué l’a d’autant plus intéressé qu’il avait lui-même