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merveilleux, nous eûmes l’idée, pour en émousser la pointe, de nous adresser à lui sur la réputation qui lui a été faite universellement d’être plus crédule que le moine le plus superstitieux du moyen âge. C’est à son égard la phrase consacrée, et les extraits que nous connaissions n’étaient pas pour la démentir. Nous avons donc à peine besoin de dire que notre imagination a trouvé dans son livre toute la pâture qu’elle cherchait ; des merveilles, il y en a une par chaque page, bien mieux, par chaque ligne, abondance fort explicable, quand on sait que, non content de celles qui lui appartiennent en propre, il y a ajouté toutes celles qui appartiennent à ses prédécesseurs, plus toutes celles que les compilateurs du moyen âge avaient tirées des naturalistes de l’antiquité. Mais de toutes ces merveilles la plus extraordinaire, assurément, est la surprise qu’il nous réservait. Jugez si elle a été grande, lorsque par derrière cet amas de fables nous nous sommes trouvé en présence d’un homme à la fois hardi et prudent, d’une raison saine et droite, d’une liberté d’esprit presque complète, et qui, s’il est superstitieux, l’est à peu près comme son contemporain Boccace, ou si vous trouvez le nom trop gros, comme son autre contemporain Chaucer, ce qui n’est pas encore l’être beaucoup. Du même coup la raison d’être de cet entassement de choses extraordinaires nous est apparue. Maundeville démontre par des contes, prouve par des fables, insinue par des miracles, suggère par des histoires à dormir debout, appliquant ainsi sous cette forme du récit de voyage, moins usée que les formes de l’apologue et de la parabole, la vieille méthode qu’ont suivie tant de moralistes, prédicateurs populaires, orateurs et philosophes pour se faire entendre des multitudes. Le voyageur s’efface en partie pour faire place à une sorte de Lucien compilateur sans impiété ni irrévérence, ou de Rabelais sans verve comique ni talent d’invention, qui a écrit un livre des plus amusans à l’effet d’insinuer la vérité sous la forme de l’erreur et d’enseigner la vraie religion par le moyen même de la superstition.

Ce qu’il y a de plus singulier, c’est que cet homme, que des yeux autrement exercés que les nôtres n’ont pas aperçu, n’a pris aucune peine pour se dissimuler. Il ne met, il est vrai, aucune ostentation à s’étaler ; mais il reste présent d’un bout à l’autre de son livre, modestement, discrètement, et peut le voir qui veut. L’idée qui fait l’âme de ses récits, idée assez large et assez haute pour avoir suffi, même de nos jours, aux aspirations d’esprits d’une indépendance certaine, circule à travers toutes ces fables en méandres infinis, mais jamais souterraine ou cachée. Maundeville a dit, non pas une fois, mais dix, mais vingt fois ce qu’il pensait, ce qui prouve que ce