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n’est point douteux, c’est que le moment est venu de fixer ses idées, de décider de la direction des affaires du pays, à cette heure où l’Exposition va se clore et où le nouveau parlement va s’ouvrir. Cette Exposition, qui en est à ses derniers jours, elle a été assurément depuis six mois une éclatante merveille. Elle a été le rendez-vous du monde, elle a offert le rassurant et fortifiant spectacle des ressources et de la vitalité d’une nation qui, dans ses épreuves, n’a pas perdu son génie. Par son succès elle a eu certainement une sérieuse influence sur les élections, et peut-être n’a-t-elle pas peu contribué à adoucir la crise dans laquelle les passions avaient entraîné la république. Aujourd’hui, c’est à peu près fini, la toile tombe sur le grand spectacle du Champ de Mars. On se retrouve en face des difficiles, des dures réalités de la politique, et c’est au parlement, aux partis de montrer que la nation qui a fait l’Exposition de 1889 peut aussi trouver en elle-même les élémens essentiels d’un gouvernement fait pour assurer à la France, avec la paix intérieure, la dignité devant le monde.

Le malheur est que ni les splendeurs de l’Exposition ni les excitations de la politique n’interrompent le cours, le triste cours des destinées humaines, et qu’à travers tout, les deuils ne nous sont point épargnés. La mort, l’éternelle destructrice qui poursuit son œuvre à travers tout ce qui vit ou tout ce qui se renouvelle, la mort ne suspend pas ses coups. Elle enlevait hier encore à la France un de ces esprits rares qui sont l’honneur de leur pays et de leur génération. M. Émile Augier vient de s’éteindre dans son aimable résidence de Croissy, vaincu par un mal implacable, dont on s’est déguisé, tant qu’on l’a pu, les progrès et l’irréparable gravité. Comme s’il avait eu lui-même, à travers sa bonne humeur et sa confiance dans la vie, le vague sentiment qu’il ne serait plus longtemps de ce monde, il s’était arrêté depuis quelques années. Il n’avait plus voulu rien ajouter aux ouvrages qui l’avaient illustré, prétendant, avec une modestie enjouée, qu’il ne voulait pas s’exposer à s’entendre dire qu’il se retirait trop tard ; il s’était retiré sans avoir connu le déclin du talent et du succès. Il disparaît aujourd’hui dans l’éclat de sa pure renommée, après avoir parcouru une carrière de près d’un demi-siècle qui se confond avec l’histoire des lettres françaises et du théâtre de notre temps. M. Émile Augier était d’une génération qui succédait à celle de la restauration et de 1830. Au temps où il débutait, il y a quarante-cinq ans, par la plus gracieuse et la plus charmante des comédies, on se plaisait à le classer dans ce qu’on appelait alors l’école du bon sens, en mettant l’auteur de la Ciguë à côté de l’auteur de Lucrèce. En réalité, ces classifications ne sont qu’une illusion du temps. M. Émile Augier n’a été d’aucune école ; il a pu subir des influences, il a échappé aux servitudes. Il s’est formé et développé dans la liberté de sa nature, franc et sans contrainte, s’inspirant de son temps sans le diffamer et sans le