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Dont M. Jean Aicard n’a pas eu le courage d’en choisir aucune pour la « pousser, » comme l’on dit, et pour en faire celle de sa pièce ; une espèce de mysticisme, qui s’exprime couramment en des termes d’une violence ou d’une crudité toute naturaliste : « Les doux vaincront, » dit le père Lebonnard ; et je vous dirai dans un instant comme il entend la « douceur. » Enfin, on y trouve jusqu’à deux ou trois scènes qui seraient assez belles ou plutôt assez fortes, si l’on ne voyait trop clairement l’artifice des moyens ou des ressorts d’horlogerie qui leur communiquent une apparence de mouvement et de vie. Je ne parle pas des caractères : s’il y en a un d’assez bien tracé, je crains en effet qu’on n’en doive rapporter l’honneur au talent, de M. Antoine plutôt qu’à la netteté, qu’à la précision, qu’à la vigueur du trait de M. Jean Aicard. J’oubliais le sujet, dont je sais bien que je vais inutilement essayer de faire sentir, en l’analysant, ce que la conception a de peu naturel et pourtant de naïf.

Il y avait une fois, dans une ville de province, un vieil horloger-bijoutier retiré des affaires après « fortune faite. » Il n’avait pas été toujours heureux ; et, à soixante ans, il était si blanc et si cassé qu’on lui en eût donné quatre-vingts. Cela n’empêchait pas qu’il eût un fils et une fille, et il était la bonté même : aussi, pour ces raisons, l’appelait-on le père Lebonnard. Le seul défaut qu’on lui connût était de remonter trop souvent ses pendules, et, sa femme le lui reprochait quelquefois avec une aigreur méprisante. On eût pu croire qu’elle rougissait de sa modeste origine, « la belle bijoutière ; » et le fait est qu’elle n’avait maintenant à la bouche que comtes et marquis. Comme dans le Gendre de monsieur Poirier, elle commandait à sa cuisinière des menus compliqués, savans et aristocratiques, avec des choses « à la royale ; « que le père Lebonnard effaçait pour les remplacer par du « bœuf saignant » et des « œufs à la coque : »


Je veux du bœuf saignant et des œufs à la coque,


criait-il à tue-tête ; et c’était sa manière d’être doux. Il faut aussi savoir qu’en ce temps-là, sa fille Jeanne, qu’il aimait beaucoup, relevait d’une longue maladie, et il ne voulait pas qu’avec des sauces encore plus indigestes que nobles on lui abimât l’estomac. Pour son fils Robert, qu’il aimait moins, et qui se portait mieux, il l’avait laissé fiancer par Mme Lebonnard à la fille d’un marquis voisin. Et ce n’était pas un mauvais enfant que Robert, mais, jeune encore, naturellement fier et même un peu dur ; on peut penser si la joie de ce prochain mariage avait enflé son orgueil.

Or ; — voyez comme lui vie est étrange ; — il advint que Jeanne, pendant sa maladie, s’était éprise du jeune médecin qui la soignait ; et « la