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sur les Diderot et les d’Alembert. Ces physiciens et ces géomètres, qui n’auraient jamais reconnu l’autorité du poète de Zaïre et d’Œdipe, feignirent de se soumettre au commentateur de Newton. Pour lui, en attendant, comme il ne séparait jamais la pensée de l’action, ni la théorie de la pratique, il comptait bien que l’Essai sur la nature du feu ou les Doutes sur la mesure des forces motrices lui ouvriraient l’Académie des sciences, et cette espérance, aussitôt que formée, lui avait inspiré toute une politique, à laquelle, autant que sa naturelle mobilité le souffrait, il essayait de conformer sa conduite.

L’épisode, si je pouvais ici le raconter en détail, n’est pas l’un des moins curieux de l’histoire de sa vie, et de l’histoire même du XVIIIe siècle. En réalité, pendant près de quinze ans, sans vouloir ni l’un ni l’autre s’engager à fond et se compromettre, mais en se réservant soigneusement le droit de se haïr et de se combattre, le pouvoir s’est efforcé de conquérir Voltaire, et Voltaire d’embrigader avec lui, si je puis ainsi dire, un pouvoir qui n’avait pas alors moins d’affaires que lui-même avec ses parlemens et avec son clergé. On sait la légende ou l’histoire de ces contre-Provinciales qu’il faillit écrire à la requête ou sur l’invitation de Fleury. On connaît celle de ses missions diplomatiques, et le rôle d’intermédiaire qu’avant d’en être prié seulement il voulut jouer entre Frédéric et Louis XV. On se rappelle encore les espérances qu’il fonda sur « l’avènement » de Mme de Pompadour à la charge de maîtresse en titre ; sa nomination d’historiographe de France et de gentilhomme ordinaire de la chambre du roi. Tout cela se rapporte à cette politique, et se confond ensemble dans la duplicité de la même partie. Pendant quinze ou vingt ans, le pouvoir, en cela fidèle à la tradition de Louis XIV, s’est efforcé, mais sans en prendre tous les moyens qu’il eût fallu, d’absorber la réputation de Voltaire au profit de la gloire du règne ; et Voltaire s’est flatté que par le moyen des maîtresses, dont les ennemis, disait-il, étaient effectivement les mêmes que les siens, on inoculerait à Louis XV cette impiété théorique, cette insouciance relative, et ce mépris politique des choses de la religion qu’il a tant célébrés dans les rois « philosophes, » dans son grand Frédéric ou dans sa grande Catherine.

Joignez enfin que, si Voltaire aimait à parler et à écrire librement, il y avait une chose dont il était plus avide encore que de liberté : c’était la popularité. Jamais homme, — si ce n’est dans ses dernières années, — n’a été plus soucieux que Voltaire, et pour la mieux diriger, d’être en intime et perpétuel contact avec l’opinion, ni d’ailleurs plus habile, en lui rendant ce qu’il lui empruntait, à lui faire croire qu’il le lui donnait. Or, jusqu’aux environs de 1750 ou 1755, jusqu’en 1758, — si l’on veut bien prendre pour époque décisive du siècle la date de la suppression de l’Encyclopédie, — l’opinion hésitait, flottait encore, quoi qu’on en ait pu dire, et n’était déjà plus du côté du pouvoir, mais