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mois de mai 1726, il avait passé la trentaine, et que depuis déjà plus de vingt ans, alors, il n’était guère de monde où son extraordinaire précocité ne l’eût familièrement mêlé. Chez la vieille Ninon de Lenclos, où son parrain, l’abbé de Châteauneuf, le menait aux jours de congé ; au Temple, chez les Vendôme, où l’on tenait, après boire, académie de libertinage ; ailleurs encore, chez les Maisons, où Dumarsais faisait le philosophe ; au café Gradot, au café Procope, où Boindin donnait des leçons d’athéisme ; à la cour du Régent ou chez Mme de Prie, tous ces audacieux paradoxes, toutes ces idées que Bayle avait insinuées sous le couvert de son érudition, Voltaire les avait entendu soutenir et discuter, il les avait discutées lui-même, il les avait mises en vers faute d’oser encore les mettre en prose. Ou si peut-être enfin on aimait mieux cette autre manière de dire la même chose : avant qu’il fût Voltaire, il avait déjà trouvé, dans la France du temps de la Régence et de M. le Duc, une tradition de voltairianisme établie ; — bien loin d’avoir aucun besoin de passer le détroit pour la rapporter d’Angleterre.

C’est ici qu’intervient le renseignement bibliographique pour compléter et achever la preuve. On peut lire, en effet, dans les Poésies de Voltaire, une pièce intitulée, selon les éditions, Epître à Uranie ou le Pour et le Contre, qu’il faut prendre d’abord grand soin de ne pas confondre avec deux autres pièces qui portent bien aussi le titre d’Epitre à Uranie, mais qui sont adressées à Mme du Châtelet, et dont la date est d’ailleurs certaine. Celle dont nous parlons commence par ces vers :

Tu veux donc, charmante Uranie,
Qu’érigé par ton ordre en Lucrèce nouveau,
Devant toi d’une main hardie
Aux superstitions j’arrache le bandeau…

La suite répond au début :

Entends, Dieu que j’implore, entends du liant des cieux
Une voix plaintive et sincère,
Mon incrédulité ne doit pas te déplaire,
……
Je ne suis pas chrétien, mais c’est pour t’aimer mieux.

Et l’épître finit sur ces mots, dont le sens est sans doute assez clair :

Un Dieu n’a pas besoin de nos soins assidus.
Si l’on peut l’offenser, c’est par des injustices,
Il nous juge sur nos vertus
Et non pas sur nos sacrifices.

Les éditeurs de Kehl ne s’y sont pas trompés. Ils ont très bien vu que le déisme voltairien était déjà tout entier dans cette courte pièce, et ils