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esprits simples, inhabiles à concevoir des « espérances qui se réservent. » Ceux-là se disent que la république serait vraiment bonne fille, si elle écoutait ce doux propos : « J’aime ailleurs, mais je réserve mes espérances ; voulez-vous que nous fassions bon ménage, jusqu’à l’heure où je pourrai vous jeter dehors pour introduire ici celle que j’aime ? » Le peuple est comme la femme ; il a un flair merveilleux pour pénétrer ceux qui lui cachent quelque chose en lui parlant d’amour. — Il y a les cœurs fiers, qui pratiquent difficilement cette humble vertu, la résignation. Ceux-là comprennent mal qu’on entre dans une barque pour s’asseoir tristement à l’arrière et se laisser mener où l’on ne veut pas ; ils comprennent qu’on y entre d’un pied ferme, pour saisir le gouvernail, conduire la barque où l’on veut, dans le vent que l’on croit bon ; mais ceci n’est possible qu’avec l’assentiment de l’équipage ; et l’équipage ne donne son assentiment qu’à ceux qui le persuadent de leur loyauté, qui lui répondent du salut de l’embarcation ; et on ne persuade qu’avec ce que l’on a de plus vrai dans le cœur. — C’est toujours le même cercle ; on y tournerait longtemps. — Il y a les sceptiques, j’entends ceux qui ne seront pas tout à fait damnés, parce qu’ils ont encore deux idées fixes : le souci de la grandeur nationale, le souci des souffrances populaires ; ils se demandent si les autres opinions ne sont pas des boulets au pied, très mal commodes à qui veut travailler pour ces deux idées. — Il y a surtout les enfans. On en a quelquefois. Cela arrive encore. On les mène à l’église, où ils entendent chanter : Domine, salvam fac rempublicam. Pour eux, tout ce que le prêtre prononce est véridique et sacré. Quel trouble dans ces petites têtes, quand ils entendent maudire sur le seuil ce que le prêtre recommandait à la bénédiction de Dieu ! Il y a bien les explications complaisantes de la philologie : respublica, la chose publique, etc. Oui, mais l’enfant est comme le peuple : il ne saisit que les notions droites et simples ; l’image de la patrie ne peut s’incarner à ses yeux que sous une forme concrète, présente, invariable ; ce qu’il doit aimer, il l’aime tout entier, comme cela est. Faut-il le dissuader d’aimer, l’instruire au doute, lui apprendre à « réserver ses espérances, » déjà ? Avec celui-là, on ne biaise pas, il ne comprend pas la stratégie parlementaire, lui : sa nature veut qu’il se donne ou qu’il se refuse d’un seul coup… Oh ! pour ceux qui ont déjà traîné sur la route, ce n’est pas une affaire de finir comme on a commencé, dans un aimable dilettantisme, en causant avec un sourire des espérances de l’hiver prochain. Mais il est permis d’hésiter avant de dévouer encore une génération à l’isolement, à la séculaire et lamentable procession des émigrés à l’intérieur. — Je n’ai parlé que des difficultés soulevées’ par les résistances de l’esprit ou par