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réclamait de 1789. Quant au spiritualisme éclectique, philosophie officielle de la bourgeoisie française, il fut un serviteur respectueux du dogme national ; fils du XVIIIe siècle, lui aussi, il déplorait souvent les écarts de son frère, mais il n’en faisait pas moins bon ménage avec cet aîné. En dehors de la petite école traditionnelle, négligée par les grands courans contemporains, toutes les oppositions se bornaient à discuter quelques conséquences des principes, en s’inclinant devant eux ; on rejetait certains fruits trop difficiles à digérer, on se serrait de plus belle contre l’arbre qui les portait.

Cette quiétude prit fin avec l’entrée en scène d’une philosophie moins complaisante que l’éclectisme, plus radicale dans ses démolitions. Des esprits qui avaient fait leurs preuves dans la liberté de pensée se permirent de scruter la nouvelle religion laïque ; comme ceux-là n’étaient pas suspects de routine, comme ils ne parlaient point au nom d’une autre orthodoxie, on les écouta : un schisme naquit avec eux. L’un des premiers, il y a trente ans, M. Renan écrivait ce qui suit, dans la préface des Essais de morale et de critique : « J’avais encore sur la Révolution et sur la forme de société qui en est sortie les préjugés ordinaires en France, et que de rudes leçons devaient seules ébranler. Je croyais la Révolution synonyme de libéralisme, et, comme ce dernier mot représente assez bien pour moi la formule du plus haut développement de l’humanité, le fait qui, selon une trompeuse philosophie de l’histoire, en signale l’avènement m’apparaissait comme sacré. Je ne voyais pas encore le virus caché dans le système social créé par l’esprit français ; je n’avais point aperçu comment, avec sa violence, son code fondé sur une conception toute matérialiste de la propriété, son dédain des droits personnels, sa façon de ne tenir compte que de l’individu, et de ne voir dans l’individu qu’un être viager et sans liens moraux, la Révolution renfermait un germe de ruine qui devait fort promptement amener le règne de la médiocrité et de la faiblesse, l’extinction de toute grande initiative, un bien-être apparent, mais dont les conditions se détruisent elles-mêmes… Ce qui importe par-dessus tout, c’est que l’attachement fanatique aux souvenirs d’une époque ne soit point un embarras dans l’œuvre essentielle de notre temps, la fondation de la liberté par la régénération de la conscience individuelle. Si 89 est un obstacle pour cela, renonçons à 89. »

Ce cri trouva de l’écho, il courut sur les sommets de l’intelligence. Mais les opinions individuelles, de si haut qu’elles tombent, peuvent être mises sur le compte du dilettantisme, elles n’entament pas facilement un préjugé populaire ; il n’est jamais déraciné que par un autre préjugé. Or ce dernier se créait lentement. À ce moment de l’histoire des idées, les sciences expérimentales étaient