Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 96.djvu/147

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

prodigieuse qu’il possède de s’assimiler tous les élémens qu’il absorbe et d’imprimer la marque de sa personnalité à tout ce qu’il produit. Nulle part peut-être on ne sent des esprits plus ouverts à tout ce qui vient du dehors ; les artistes anglais sont essentiellement cosmopolites ; aucun d’eux qui n’ait tour à tour étudié en Italie, en France, en Espagne, en Orient, en Hollande, qui ne s’y promène et qui n’y retourne sans cesse ; mais partout il reste Anglais, et tout ce qu’il acquiert ne contribue qu’à développer son moi. Dans aucun pays, l’art, à première vue, ne semble plus artificiel et le résultat de plus continuelles importations et excitations étrangères ; s’imagine-t-on Reynolds sans Titien, Gainsborough sans Van Dyck, Constable sans Hobbema, Turner sans Claude Lorrain, M. Millais et presque tous les modernes sans les Quattrocentisti italiens et flamands ? Cependant, qu’y a-t-il de plus personnel que Reynolds et Gainsborough, Constable et Turner, M. Millais et ces poètes charmans trop tôt disparus, que nous admirions en 1878, Walker et Mason ? La puissance de fascination du sol anglais est si forte que les artistes étrangers qui s’y fixent n’y sauraient échapper ; au bout de peu de temps, ils deviennent Anglais. À l’heure actuelle, comme en 1878, deux des artistes qui font le plus d’honneur à la section anglaise, qui expriment le mieux la pensée anglaise, sont deux continentaux naturalisés : un Hollandais, formé à l’école belge et à l’école française, M. Alma-Tadema, un Bavarois, formé à Munich, M. Herkomer.

À quoi tient ce phénomène ? En partie à la conscience opiniâtre que les Anglais mettent à bien faire tout ce qu’ils entreprennent, en partie à l’amour profond qu’ils portent, comme toutes les races germaniques, à la nature extérieure, en partie aussi à ce sens moral et pratique qui ne leur permet de considérer aucune œuvre de l’homme, moins encore l’œuvre d’art, comme indifférente et inutile. Lorsqu’un Anglais peint ou lorsqu’il écrit, c’est qu’il a quelque chose à dire ; il le dit comme il peut, le plus fortement qu’il peut, insistant sur tous les détails, torturant la palette comme le vocabulaire, sans souci des formes convenues, mais créant, à chaque instant, des formes inattendues. De là, dans leurs peintures, ces inégalités d’exécution qui surprennent, ces maladresses de touche qui font sourire, ces aigreurs de colorations qui blessent la vue ; de là aussi cette précision soutenue et touchante, presque religieuse, dans l’observation analytique, ces accens incorrects et hardis d’une sensibilité délicate ou fière, ces éclats d’harmonie audacieux et profonds qu’on chercherait vainement ailleurs. Moins sûrs de leur main et moins ambitieux, comme ouvriers du pinceau, que les ouvriers de Paris, ils se risquent peu dans les grandes toiles,