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importantes. L’un d’eux lui ayant donné une marque de souvenir à propos de son ouvrage sur les Lettres de cachet, il se persuade qu’il trouvera auprès d’eux un appui, des conseils, peut-être le moyen de faire fortune ou de s’ouvrir une carrière à l’étranger. Hugh Elliot, alors ministre d’Angleterre à Copenhague, qui avait d’abord témoigné beaucoup de bonne volonté, se refroidit sensiblement sans doute à la suite des renseignemens qui lui furent envoyés de France sur son ancien condisciple. Ce fut Gilbert Elliot, membre du parlement, qui accueillit Mirabeau, sans se faire néanmoins aucune illusion sur le compte de son hôte. La correction anglaise ne devait guère s’accommoder du sans-gêne, du débraillé et de la faconde méridionale du voyageur.

« J’ai retrouvé, écrit Gilbert à son frère, notre ancien camarade d’école persécuté… aussi peu changé que possible par vingt années, dont six se sont passées en prison, et le reste en agitations domestiques et personnelles… Mirabeau est aussi tranchant dans sa conversation, aussi gauche dans ses manières, aussi laid de visage et mal tourné de sa personne, aussi sale dans ses vêtemens, et avec tout cela aussi suffisant que nous nous le rappelons il y a vingt ans. » L’impression produite sur les femmes de la maison par l’arrivée du nouveau-venu est encore moins favorable. « Il a fait une cour si précipitée à Henriette (la sœur des deux Elliot), qu’il ne doutait pas de subjuguer en une semaine, si absolument abasourdi ma John Bull de femme, si bien épouvanté mon petit garçon en le caressant, si complètement disposé de moi depuis le déjeuner jusqu’au souper, tellement étonné tous nos amis, que j’ai eu grand-peine à avoir la paix à son endroit, et s’il n’avait pas été rappelé à l’improviste à la ville, ce matin, je suis sûr que la patience de ma femme, je ne veux pas dire sa politesse, n’y aurait pas tenu. »

Gilbert Elliot n’en rend pas moins justice aux talens, à l’énergie et aux vastes connaissances de Mirabeau ; il le présente même à quelques-uns des plus grands personnages de l’Angleterre, notamment au marquis de Lansdowne et à Burke ; mais il ne réussit pas à lui trouver la position sociale dont son ami a besoin. Mirabeau ne rapporte d’Angleterre qu’un assez grand mépris pour les Anglais avec une grande admiration pour la liberté dont ils jouissent. Suivant lui, quoiqu’ils aient plus de défauts que la plupart des peuples connus, ils valent mieux qu’eux, uniquement parce qu’ils ont une constitution libérale. C’est bien là l’esprit dans lequel va se faire chez nous la révolution, la donnée première que Mirabeau y apportera.

En attendant l’heure de la délivrance, le voyageur revient en France, où il établit pour vivre une véritable fabrique de brochures