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les bras de son cher et glorieux époux, malgré la famille qui a intérêt à s’y opposer. » Il était trop tard. Mirabeau ne se souciait plus d’un rapprochement dont il n’avait plus besoin depuis que l’argent de la cour affluait chez lui. Il mourut sans avoir même revu sa femme. Celle-ci se remaria pendant l’émigration ; mais après avoir perdu son second mari, elle reprit le nom du premier pour lequel elle s’enflamma d’une passion rétrospective. En 1800, elle habitait l’hôtel de Mirabeau, où une de ses belles-sœurs lui avait offert l’hospitalité : « C’est là qu’elle mourut, dit M. Lucas de Montigny, dans la chambre et dans le lit même de Mirabeau, dont le souvenir lui inspirait chaque jour des regrets plus passionnés. »


IV

Le rôle que n’avait pas voulu jouer à temps Mme de Mirabeau, une autre femme allait le reprendre et apporter quelque douceur dans la vie tourmentée du grand homme. C’était une étrangère, fille naturelle d’un personnage considérable des Pays-Bas et d’une Française, Mme de Nehra, que M. Louis de Loménie nous a fait connaître dans un chapitre attachant de ses Esquisses historiques et littéraires. M. Charles de Loménie complète par de nouveaux détails le portrait charmant que son père a tracé d’elle. Il s’agit ici d’une personne tout à fait supérieure à Mme de Monnier par la distinction de l’esprit et par la délicatesse morale : « Jamais femme, dit Etienne Dumont dans ses Souvenirs, ne fut plus faite pour mériter de l’indulgence à l’amour. » Elle aima en effet Mirabeau avec une tendresse infinie et n’aima que lui. Comment une jeune fille de dix-neuf ans, d’une physionomie charmante, d’une réputation intacte, tout à fait libre de ses actions puisqu’elle était orpheline, mais habituée à une vie décente et retirée, se décida-t-elle à partager publiquement la destinée d’un homme de trente-six ans, vieilli avant l’âge, déconsidéré par le scandale de ses aventures, réduit à vivre d’expédiens, « ignorant toujours, comme il le dit lui-même, les ressources du mois qui soit ? « Il faut d’abord tenir compte de la liberté des mœurs au XVIIIe siècle, de l’indépendance philosophique dont se piquaient beaucoup de femmes qu’auraient retenues au siècle précédent les conventions sociales et les principes religieux. Cela explique à la rigueur que Mme de Nehra se soit résignée à une union libre, mais cela n’explique pas pourquoi elle a aimé Mirabeau. Elle avait résisté longtemps. Séduit par le charme de cette nature exquise, Mirabeau alla pendant trois mois la voir chaque jour au parloir grillé de son couvent sans obtenir autre chose que des témoignages d’amitié.