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police ou par son premier commis avant d’arriver à Sophie. Mirabeau s’épanchait avec plus de liberté et d’abondance dans la correspondance secrète à propos de laquelle Mme de Monnier disait, en 1780 : « Depuis un an juste que nous nous écrivons, je viens de faire le relevé de nos lettres ; nous nous en sommes écrit, tant toi que moi, entre nous deux, trois cent soixante. »

En même temps, il rédige à l’adresse du lieutenant de police, de son père, de M. de Maurepas, un grand nombre de mémoires. Ayant épuisé la bibliothèque de la prison, il demande et il obtient l’autorisation d’acheter des livres nouveaux qu’il dévore. Il en tire la matière d’une série d’ouvrages qu’il entreprend ; il traduit pêle-mêle Tibulle, les Baisers de Jean second, les Contes de Boccace, la Vie d’Agricola ; il compose un Essai sur les élégiaques latins, des Mémoires sur le ministère du duc d’Aiguillon, un Essai sur la tolérance, des Mémoires sur l’inoculation, sur l’usage des troupes réglées, une Histoire de Philippe II, deux tragédies et un drame bourgeois. Il y a dans tout cela beaucoup de fatras, mais le travail accompli est extraordinaire. La pensée persistante du prisonnier et son talent personnel éclatent surtout dans le livre décisif qu’il écrit sur les Lettres de cachet et les prisons d’État. Mirabeau qui avait passé successivement par le château d’If, le fort de Joux, le château de Dijon et le donjon de Vincennes, était plein de son sujet. Nulle part on n’a démontré avec plus de force et de chaleur l’illégalité des emprisonnemens arbitraires, d’après les maximes mêmes du droit public ancien. Celui qui écrivait de telles pages contre les abus de l’ancien régime, qui pouvait les appuyer d’exemples choisis dans sa propre vie, était naturellement désigné pour devenir bientôt le champion de la Révolution. Il était la preuve vivante du pouvoir exorbitant qu’un père pouvait s’arroger avec l’autorisation du roi sur un citoyen de plus de trente ans. Ce sont là des griefs qu’une âme fière ne pardonne ni n’oublie. L’humiliation et les souffrances qu’avait endurées Mirabeau le portèrent à l’Assemblée constituante dans les rangs du tiers-état, parmi les adversaires les plus résolus d’un ordre de choses dont il avait été si longtemps la victime.

Au bout de quarante-deux mois, lorsque le marquis croit son fils non pas corrigé, mais hors d’état de lui nuire et de se liguer de nouveau avec les membres révoltés de sa famille, surtout lorsque la mort de l’unique héritier légitime de Mirabeau lui inspire le désir d’avoir des petits-enfans pour continuer le nom et la race, il se décide à le faire sortir de prison. Mais il ne le fait qu’après les négociations les plus longues et les plus épineuses, après avoir imposé au prisonnier les plus cruels sacrifices. Il veut d’abord le rapprocher de